mardi, octobre 14, 2014

Tous veulent sauver Kobanî… aucun de la même façon

 par le Karîkaturîst Yahya Silo


Le 10 août ont eu lieu les élections présidentielles turques, qui se tenaient pour la première fois au suffrage universel. Le Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan était candidat pour l’AKP à la succession d’Abdullah Gül, lui-même issu de ce parti. Sans surprise, il a été élu au premier tour, avec 51.79% des voix, face à son principal adversaire, Ekmeleddin Ihsanoğlu, ancien secrétaire de l’Organisation de coopération islamique, à la tête d’une coalition improbable de 13 partis, allant de mouvements religieux au très laïque CHP et jusqu’au parti d’extrême-droite, le MHP, qui n’a remporté que 38.44%, entérinant la déroute d’une opposition turque totalement morcelée et qui peine à trouver un électorat face à la « machine à gagner les élections » qu’est l’AKP depuis 2002. Le troisième candidat, l’avocat kurde Selahattin Demirtaş, se présentait à la tête du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti pro-minorités et féministe, ayant formé une alliance avec le parti kurde du BDP lors des municipales de mars 2014, avec qui il a fusionné depuis avril dernier.

Après l’élection d‘Erdoğan, son ancien ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, a été élu à la tête de l’AKP, le 21 août et nommé Premier Ministre le 28 août, pour former le 62ème cabinet de la République, qui a prêté serment le 29 août. Ce gouvernement devrait rester en place jusqu’aux prochaines élections législatives de 2015. Aux Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu est remplacé par Mevlut Çavusoğlu, qui a surtout une expérience au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. 

À peine formé, ce nouveau cabinet a dû enfin réagir à deux crises internationales opposant l’État islamique à ses voisins kurdes, l’un, théoriquement allié – le Kurdistan d’Irak – et l’autre, le PYD, encore ennemi, malgré un processus de paix incertain et poussif avec le parti « Grand Frère », le PKK de Turquie.

Lors de la menace des djihadistes contre les Kurdes d’Irak, la Turquie a réussi à se faire remarquablement discrète et inactive, alors que les USA, la France et l’Union européenne se mobilisaient, en un temps finalement record, pour armer les Kurdes et frapper l’État islamique. L’immobilisme de la Turquie et sa passivité toute aussi grande devant l’afflux incessant de candidats au Djihad, venant du monde entier pour se rallier au Calife, en Syrie ou en Irak, ont fortement mécontenté Erbil, et renforcé, dans les milieux politiques du Kurdistan, le camp des pro-Iran, au détriment de ceux qui penchent pour une alliance kurdo-turque.

Mais lorsque l’État islamique, après les frappes de Mossoul et celles de Raqqa, a reporté une grande partie de ses efforts militaires pour faire tomber le « canton » PYD de Kobanî, et que des milliers de réfugiés kurdes syriens se sont rués à la frontière turque, le front de la Grande Guerre des Kurdes a bien fini par concerner Ankara.

Les réfugiés de Kobanî ont d’abord trouvé cette frontière fermée, et une centaine de manifestants kurdes de Turquie, venant protester sur place contre cette fermeture, a été dispersée par les forces de l’ordre, à l’aide de gaz lacrymogènes et de canons à eau. Mais assez rapidement, la Turquie a ouvert ses portes, et quelques dizaines de milliers de Kurdes sont venus s’ajouter au million et demi de fugitifs syriens sur son sol. 

Les manifestations des Kurdes de Turquie se sont multipliées, ainsi que les accrochages avec les forces de l’ordre, qui les empêchaient de partir se battre en Syrie. Dans le même temps, des Kurdes venus de Kobanî, ayant passé la frontière pour mettre à l’abri leur famille, ont souhaité revenir pour reprendre leur place au front. La « porosité » que l’on prête à la frontière turque, quand il s’agit du passage des djihadistes internationaux venant gonfler les rangs de l’EI, a été alors largement brocardée, en l’opposant à l’étanchéité qu’on lui prête, quand il s’agit du passage des combattants kurdes. Cette accusation du deux poids, deux mesures a été renforcée avec la libération, le 21 septembre, des 49 diplomates turcs et leurs familles, retenus en otage par l’EI depuis la prise de Mossoul en juin dernier. Alors que les otages occidentaux, arabes et kurdes sont menacés de morts (et exécutés, pour quelques-uns), cette libération soudaine a évidemment été vue comme l’issue de négociations en sous-main et d’accord de non-agression, voire d’une collaboration occulte, selon les Kurdes. Le président Recep Tayyip Erdoğan s’est refusé à toute explication détaillée sur les modalités de cette libération, tout en niant le paiement d’une rançon, ou d’une quelconque promesse politique, mais arguant du secret nécessaire autour de ce genre d’opération habituel : 
« Il y a des choses dont on ne peut pas parler. Diriger un État n’est pas comme diriger une épicerie. Nous devons protéger nos affaires sensibles ; si vous ne le faites pas, il y aurait un prix à payer. » 
Malgré cette réticence à lever le voile sur les « affaires sensibles » de la Turquie, la presse turque et étrangère a glosé abondamment sur les dessous cachés de cette libération, et le journal Taraf, daté sur 3 octobre, évoquait un échange des 49 otages contre 180 djihadistes, ce qu’Erdoğan n’a pas pris la peine de nier, sur le ton de « et quand bien même, où serait le problème ? »

Ces 180 combattants de l'EI auraient été blessés, évacués et soignés dans des hôpitaux turcs, ce qui n’est pas une révélation, même des YPG sont soignés dans des hôpitaux turcs, comme l’avait établi un reportage de F. Geerdink publié dans The Independant (28 septembre). Mais s’agissant de ces combattants, les USA avaient, selon Taraf, demandé à Ankara de ne pas les relâcher une fois sur pied, alors que l'EI en faisait la demande pressante. Finalement, ces 180 djihadistes convalescents auraient été rassemblés à Van, d’où ils auraient ensuite été convoyés ensemble et remis à EI.

Aux premiers jours d’octobre, les combattants de l’EI s’emparaient de la totalité des villages du canton de Kobanî, hormis la ville, assiégée depuis bientôt un mois. Quand l'EI put faire flotter son drapeau dans un des quartiers de la ville (qu’il contrôle maintenant à environ 60%), des manifestations ont été organisées dans toute la Turquie, et d’abord dans les grandes villes kurdes de Diyarbakir, Mardin, Siirt, Batman, Muş, par les Kurdes, à l’appel du HDP-BDP kurde, pour protester contre le blocage des combattants empêchés d’aller porter secours à Kobanî. La violence habituelle des affrontements avec la police s’est doublée d’affrontement avec le Huda-Par, ce petit parti kurde pro-Hezbollah. Le couvre-feu a été imposé et des vols domestiques annulés, tandis que le nombre des victimes s’élevait à une vingtaine de morts.

Pour sa part, Abdullah Öcalan, qui est, après tout, le leader de tous les combattants YPG comme PKK, a appelé à la mobilisation de « tous les Kurdes » contre l’État islamique (les commandants militaires du PKK, eux, n’avaient d'abord appelé qu’au ralliement des Kurdes de Turquie), mais sans préciser la teneur de cette « résistance », critiquant la Turquie pour ses négociations avec l’EI, alors qu’elle a échoué dans ses négociations pour la résolution de la question kurde. Mais il n’a pas déclaré, au contraire de son commandant Murat Karayilan, que le processus de paix était déjà « mort » (cette différence de ton est routinière, dans les temps de crise entre l’AKP et le PKK ; Murat Karayilan ou Cemil Bayik enterrent verbalement les négociations ,tout en ajoutant qu’Öcalan aura le « dernier mot » dans les prises de décision). Le leader du PKK a donné à la Turquie la date limite du 15 octobre pour changer sa politique à l’égard de l’EI et du PYD. 

Sans attendre cet ultimatum, le processus de paix avait commencé d’être écorné quand, le 26 septembre, trois policiers turcs ont été tués dans une embuscade, dans la région de Bitlis, attaque désavouée il y a peu par le PKK.  Mais trois jours avant la fin de l’ultimatum d’Öcalan, le chef militaire du PKK, Cemil Bayik a révélé que la politique turque envers le Kurdistan de Syrie avait abouti à un retour en Turquie des combattants du PKK, qui s’étaient partiellement retirés depuis l’amorce, en 2013, du processus de paix. La réponse du gouvernement turc a été, deux jours plus tard, de bombarder des bases du PKK près de Hakkari et Dersim, en représailles, selon l’armée, à une attaque à la grenade du poste militaire de Dağlica. 

Mais enterrer tout de suite le processus de paix entre Öcalan et la Turquie serait imprudent car ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, qu’Öcalan lance un ultimatum, que Cemil Bayik menace, et que, finalement, le premier concède une « chance supplémentaire » à la Turquie pour conclure la paix. C’est même le scénario habituel. Dès le 11 octobre, d'ailleurs, le HDP a appelé ses propres supporters au calme tandis que Selahattin Demirtaş et Cemil Bayik désapprouvait publiquement l’incendie des écoles incendiées… ainsi que celui des statues d’Atatürk et des drapeaux turcs. La manifestation de ce jour, à Diyarbakir, même après les frappes turques contre le PKK, n'a, pour le moment, déclenché aucune émeute.

En ce qui concerne la politique extérieure-intérieure de la Turquie envers l'EI et le PYD-PKK, elle ne semble « incohérente » qu’à une coalition internationale qui, selon le principe de la « paille et la poutre » refuse de voir ses propres contradictions, en Syrie et en Irak, par rapport à celles du terrain kurdo-turc. Suivant en cela Recep Tayyip Erdogan, la France, un des principaux acteurs occidentaux de la lutte contre l'EI, a d'abord approuvé le souhait d’Ankara d’une « zone-tampon » entre la frontière turque et syrienne, comme François Hollande l’a déclaré dans un communiqué officiel, après s’être entretenu par téléphone avec son homologue turc. Il a fait état d'une « pleine convergence de vues » avec le chef de l’État turc, 

« sur la nécessité d’aider l’opposition syrienne modérée en lutte à la fois contre Daech et contre le régime de Bachar Al Assad. Le président de la République a insisté sur la nécessité d’éviter le massacre des populations au nord de la Syrie. Il a apporté son soutien à l’idée avancée par le président Erdogan de créer une zone tampon entre la Syrie et la Turquie pour accueillir et protéger les personnes déplacées. »

Mais cette idée franco-turque d’une zone-tampon s’est immédiatement heurtée à deux oppositions : celle des USA, et celle du PKK, ce dernier voyant évidemment d’un très mauvais œil les troupes turques s’implanter dans un de ses trois fiefs (même s’il est peu probable que tout le canton puisse être débarrassé rapidement des djihadistes) et l’y évincer. À cet égard, même une force internationale, analogue à celle qui s’est déployée au Kurdistan d’Irak, en 1991, ne ferait pas son affaire. 

Quant aux États-Unis, leur « absence de stratégie » (de l’aveu même d’Obama) contre l’EI se traduit surtout par une liste de ce qu’ils ne souhaitent pas faire, plutôt que faire, et la zone-tampon a été ainsi qualifiée de « pas à l’ordre du jour  pour le moment » , un camouflet de plus à la France, à chaque fois qu’elle émet un vœu dans les affaires syriennes.

Dans une conférence de presse donnée au Caire, en présence du ministre des Affaires étrangères égyptien, le 12 octobre, John Kerry, répondant à une question de Brad Klapper (Associated Press) sur le danger de massacres pesant sur la province irakienne d’Anbar et la ville de Kobanî, s’est dit « très soucieux » de la situation de cette dernière, situation qu’il suit « attentivement » alors que les frappes aériennes se sont accrues. John Kerry a précisé s’être entretenu personnellement à ce sujet avec Massoud Barzani, le président kurde, et Ahmet Davutoglu, le Premier Ministre turc, ainsi qu’avec les autres partenaires de la Coalition, avant de faire part, sans ambages, des priorités américaines :
« …Kobanî ne définit pas la stratégie de la coalition par rapport à Daesh. Kobanî est une communauté, et ce qui se passe est une tragédie, et nous ne la minimisons pas, mais nous l’avons dit dès le premier jour, il va falloir du temps pour amener la coalition à s’atteler à fond afin de redresser le moral et la capacité de l’armée irakienne, à d’abord se concentrer là où nous voulons nous concentrer en premier, c’est-à-dire en Irak, tandis que nous endommageons et éliminons certains des centres de contrôle et de commandement, et des centres de vivres, d’entraînement d’EI en Syrie. C’est notre stratégie actuelle. »
John Kerry a conclu que c’était d’abord aux Irakiens de se battre et de reprendre Anbar, mais n'a pas précisé à qui revenait le soin de défendre Kobanî, qui, de fait, dans l’esprit américain, n’est qu’un point mineur de l’offensive contre Daesh, dont le centre névralgique se trouve à Raqqa.

À qui doit donc échoir de repousser Daesh à Kobanî ? Même si son parlement a voté l’accord pour une action militaire en Syrie et en Irak, la Turquie elle-même n’est certainement pas très chaude pour s’engager directement contre l’EI (avec qui, comme le Kurdistan d’Irak, elle partage une longue frontière), sachant en plus que les combattants kurdes qui s’y trouvent encore n’ont pas l’intention de l’accueillir à bras ouverts. Plus logiquement, comme l’en accusent les Kurdes, il serait avantageux pour elle de laisser la ville tomber aux mains des djihadistes, qui en élimineraient les forces kurdes, avant de passer éventuellement à l’assaut contre l’EI (faisant une pierre deux coups) ; mais même débarrassés des YPG, les Turcs ne sont pas forcément très enclins à se lancer seuls à Kobanî, dans une guerre qui ne serait pas, dans l’opinion publique turque, aussi populaire que celle menée contre les Kurdes. Mevlut Çavusoğlu, le nouveau ministre turc des Affaires étrangères, a ainsi déclaré, le 9 octobre, qu’il n’était pas « réaliste d'attendre de la Turquie qu'elle mène toute seule une opération terrestre », après avoir rencontré le secrétaire général de l'OTAN Jens Stoltenberg tout en convenant que « toutes les autres opérations militaires (en plus des frappes aériennes), y compris une opération terrestre, doivent être envisagées. »

Car les interventions uniquement aériennes et la politique du « zéro homme sur le champ de bataille », voulues par les USA, la France, la Grande-Bretagne, et tout le reste de la coalition, permettent largement à la Turquie de rester dans le non-interventionnisme, refusant de tirer les marrons du feu à l’avantage du régime syrien ou du PKK, alors que personne d'autre ne bouge.

De son côté, que demandent le PYD et le PKK ? Pas d’intervention militaire de qui que ce soit (ce qui serait les déposséder de leur mainmise sur les régions kurdes de Syrie), mais l’ouverture d’un « corridor », qui leur permettrait de laisser passer leurs combattants venus de Turquie et du Kurdistan d’Irak, ainsi que faire transiter des armes : encerclée sur trois côtés par l'EI et acculée contre la frontière turque, Kobanî ne peut, en effet, recevoir une aide conséquente que via le grand ennemi voisin du nord.  

Cette demande de corridor a été appuyée par l’ONU, d’abord par Ban Ki-Moon et puis par Staffan de Mistura, et enfin par le président François Hollande, qui ne parle plus, dans ses dernières positions, de zone-tampon, même si Laurent Fabius, son ministre des Affaires étrangères a répété, sur un ton plus mesuré, que la France n'y était pas « hostile ». Il y a quelques jours, Salih Muslim, le co-président du PYD, rencontrait le chef des services secrets turcs, Hakan Fidan (en charge des négociations avec Öcalan sur le processus de paix) et dans une interview donnée à Firat News, il se plaignait que la Turquie lui avait assuré qu’un tel corridor serait ouvert, sans avoir tenu ses promesses. Il n’a, par contre, pas soufflé mot de la « contre-partie » qu’a dû très certainement exigée Ankara, peut-être celle de laisser tomber le camp du Baath et de rallier la Coalition nationale syrienne (même si le Conseil national kurde vient juste d’en démissionner pour protester contre l’abandon de Kobanî). 

En visite en France, Mevlut Çavusoglu a jugé, sur France 24, que ce corridor était « irréaliste ». Il a aussi critiqué la stratégie américaine, disant qu’espérer éliminer l'EI uniquement avec des frappes aériennes était comme vouloir « tuer des moustiques un par un », au lieu d’éradiquer les racines de la situation, c’est-à-dire le Baath. 


Au final, pas un seul des protagonistes combattant actuellement l’EI ne souhaite la même chose, et tous s’empêchent mutuellement d'agir, en raison de leurs programmes contradictoires. Les USA veulent continuer de bombarder sur le long terme, en espérant affaiblir Daesh, afin que les armées irakiennes, syriennes (de l’opposition) et kurdes en viennent à bout ; la Turquie et la France souhaitent que cette guerre contre l'EI comprenne aussi la chute de Bachar Al Assad, chute laissée quelque peu de côté par les USA ; la Turquie souhaite tout autant se débarrasser du Baath sur ses frontières que du PYD, avec l’espoir que l’EI lui mâche la besogne, mais peut accepter de laisser opérer (et entraîner) à partir de son sol des forces l'Armée syrienne de Libération  (source AP), alors que le PKK-PYD veut à tout prix éviter une intervention turque, syrienne, voire kurde autre que les YPG, dans ce qu’il reste de ses cantons, mais sans parvenir à établir, par delà la frontière turque, des alliances qui seraient efficaces sur le terrain.


2 commentaires:

  1. Ismail7:42 PM

    Honnête, détaillé, bien documenté et sans parti-pris ... ça ferait du bien d'entendre quelqu'un comme toi dans les médias ... ça changerait des "experts" habituels !

    RépondreSupprimer
  2. les media ? lol, je les ai eu sur le dos toute une semaine, merci bien… Plus sérieusement, 'parler dans les media' c'est résumer 300 ans d'histoire en 3 mots à des gens qui n'y connaissent rien mais qui vont le redire à des gens qui s'en foutent.

    RépondreSupprimer

Concert de soutien à l'Institut kurde