vendredi, décembre 19, 2008

Zooey

" - C'est un jeune homme qui n'est pas encore sorti de l'université, et tu mets les gens mal à l'aise, dit-elle d'une voix égale. Ou bien les gens te plaisent ou bien ils ne te plaisent pas. S'ils te plaisent, tu parles sans arrêt et ils ne peuvent placer un mot. Et quand tu n'aimes pas quelqu'un, ce qui est extrêmement fréquent, tu restes assis comme l'image de la mort et tu laisses l'autre parler, parler, parler, jusqu'à ce qu'il s'enferre.Je t'ai vu faire ça."


" - Pourquoi j'y vais ? demanda Zooey sans se retourner. Eh bien, j'y vais principalement parce que j'en ai marre de me lever furieux le matin et de me coucher aussi furieux le soir. J'y vais parce que je juge comme un vrai Salomon tous les pauvres types que je connais. En réalité, ça ne m'embête pas en soi de juger les autres, parce que au moins je les juge avec mes tripes, pas avec ma tête... et puis, de toute façon, je sais que je paierai cher un jour ou l'autre pour tous les jugements que j'aurai formulés. Alors ce n'est pas ça qui m'embête le plus. Mais il y a une chose, une saloperie de chose que je fais au moral des gens en ville et que je ne peux supporter de voir plus longtemps. Je peux te dire exactement ce que je fais. Quand je suis là, chacun sent qu'il n'a pas vraiment envie de faire du bon travail, mais qu'il veut faire un travail qui sera jugé bon par tous les gens qu'il connaît, les critiques, les promoteurs, le public et même les professeurs de ses enfants. Voilà ce que je fais. C'est pire."


"- En bonne logique, il n'y a pour moi aucune différence visible entre un homme avide de trésors matériels ou même intellectuels et un homme avide de trésors spirituels. Comme tu le dis, un trésor est un trésor, non ? Et il me semble que quatre-vingt-dix pour cent des saints qui ont détesté ce monde ont été, au fond, aussi avides et aussi peu attirants que nous le sommes."


"- Buddy a dit qu'un homme devrait être capable de rester étendu au pied d'une colline ave cla gorge tranchée, son sang s'écoulant lentement jusqu'à ce que vienne la mort, et que, si une jolie fille ou une vieille femme venaient à passer avec une belle cruche en équilibre sur la tête, il devrait avoir la force de se soulever sur un coude et de s'assurer que la cruche arrive entière au sommet de la colline.

Il réfléchit à cette proposition et émit un petit grognement.

- j'aimerais bien le voir faire ça, le salaud !"

"Tu ne parles que d'ego. Mais bon sang, le Christ lui-même aurait du mal à dire ce qu'est un ego et ce qu'il n'est pas. Nous sommes dans l'univers de Dieu, ma fille, pas dans le nôtre, et c'est lui qui décide en dernier ressort ce qu'est un ego. Et ton cher Epictète lui-même ? Ou ta chère Emily Dickinson ? Tu voudrais que ta chère Emily, chaque fois qu'elle veut écrire un poème, s'assoie et répète une prière jusqu'à ce que cette petite impulsion égoïste et méchante s'en aille pour de bon ? Bien sûr que non ! Mais tu aimerais bien que l'ego du professeur Tupper lui soit enlevé comme par enchantement. Ce n'est pas du tout la même chose, sans aucun doute. Mais ne aprs donc pas en guerre comme ça contre l'ego en général. A mon avis, la plupart des choses qui vont de travers dans ce monde viennent de gens qui n'utilisent pas leur véritable ego. Prends ton Tupper, par exemple. D'après ce que tu dis de lui, je suis prêt à parier n'importe quoi que ce qu'il utilise et que tu appelles son ego n'est pas du tout ça, mais une autre faculté, bien plus basse, bien moins importante. Quand même, tu es allée assez longtemps à l'école pour être au courant, non ? Gratte un peu à la surface d'un instituteur incompétent, ou tout aussi bien d'un professeur d'université, et une fois sur deux, tu verras apparaître un excellent mécanicien de garage ou un maçon. Ce sont des personnes déplacées, tu vois. Prends un peu Le Sage, mon employeur, mon ami, ma Rose de Madison Avenue. Est-ce que tu crois que c'est son ego qui l'a fait entrer à la télévision ? Pas du tout ! il n'a plus d'ego, si jamais il en a eu un. Il est divisé en un certain nombre de violons d'Ingres. Il en a au moins trois dont je suis sûr, et tous les trois sont liés à l'énorme atelier qu'il a fait installer au sous-sol de sa maison pour dix mille dollars ! L'atelier est rempli d'outils et de vis et de Dieu sait quoi. Les gens qui se servent de leur ego, de leur ego véritable, n'ont pas de temps à consacrer à des violons d'Ingres."
"Je t'assure que c'est épouvantable. Il cause, il cause, il cause. Et quand il ne cause pas, il fume ses puanteurs de cigares dans tous les coins de la maison. Cette odeur-là me rend tellement malade que je pourrais me rouler par terre et crever sur-le-champ à certains moments.
- Les cigares, ça n'est jamais que du lest, ma fille. Du lest, rien d'autre. s'il ne pouvait pas s'accrocher à son cigare, il quitterait le sol. Nous ne reverrions plus jamais notre Zooey."

J.D. Salinger, Franny et Zooey.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde