mercredi, novembre 28, 2007

Dualisme en pays kurde

Dans les Actes passionnants du colloque Syncrétisme et hérésies dans l'Orient seldjoukide et ottoman (XIV°-XVIII° siècle), dirigé par Gilles Veinstein, Toufic Fahd, dans son intervention "Les sectes dualistes en terre d'islam", cite as-Sharastanî et son Livre des religions et des sectes, lequel parle des Kûdakiyya, une branche des Mazdakiens, qui se trouvent, selon ash-Sharastanî, "dans les régions d'al-Ahwâz, du Fars et à Shahrazûr, ville du pays kurde ; d'autres se trouvent en Transoxiane, dans les régions de Samarcande, au centre de la Sogdiane, du Shâsh qui donna son nom à Tashkent, et d'Ulâq, qui avait pour capitale Tûnkâth."

Sur les Yézidis :

"On a voulu rapprocher Kantéens et Yazîdîs, alors que rien ne permet de les confondre. En effet, cette secte gnostique dispersée entre Tiflis et Bagdad, développe l'idée de l'Être qui veut disputer le pouvoir avec Dieu, affirmant ainsi son indépendance et son autonomie par rapport à lui ; mais il finit par se soumettre, reconnaissant la primauté de Dieu.

Un texte yazîdî raconte que Dieu et l'Ange Gabriel étaient, à l'origine, postés sur un arbre planté au milieu de la Mer primordiale ; ils avaient la forme de deux oiseaux (cygnes noirs dans la mythologie tartare, une cane blanche et une cane noire dans la légende russe, selon Ugo Bianchi). Dieu demanda à l'Ange : "Qui es-tu ?", provoquant ainsi de sa part une reconnaissance de son infériorité par rapport à l'excellence divine. Mais l'Ange répondit : "Tu es Toi et Je suis Moi", se mettant à son niveau. Alors Dieu le chassa de l'arbre ; il dut errer longtemps sur l'eau. A la fin, se rendant à l'avis d'un autre être, Sheikh Shîn, il put reprendre sa place sur l'arbre, après avoir reconnu la primauté de Dieu. Comme partenaire de Dieu, il participa à l'oeuvre créatrice, en pêchant la Terre au fond de la Mer primordiale.

Dans les récits des Yazîdîs, il est question d'un Melek Tawûs, "Ange Paon", qui fait valoir ses droits à une pleine égalité avec Dieu. Réhabilité, il est vénéré par les Yazîdîs qui, de ce fait, sont appelés les "adorateurs du Diable". Le Créateur, déçu de la conduite de Melek Tawûs, châtia le mal, mais n'y opposa pas un remède radical.

D'inspiration nettement mazdéenne, le yazidisme appartient à ces mouvements schismatiques qui se produisirent dans le contexte des luttes entre Umayyades et 'Abbâsides pour le califat, tels les Abû-Muslimiyya, les Khurramiya, qui étaient des néo-mazdéens, et tous les Thanawiyya ou dualistes, inspirées des diverses tendances du manichéisme."

Il faut effectivement relever que, bien que d'apparition historique plus tardive, les yézidis ont été également reliés à des pro-Omeyyades, notamment par la généalogie, vraie ou supposée, de Sheikh Adî ibn Musafir, que l'on présenta comme descendant du calife omeyyade Yazîd.

Sur les Bektachis-Alévis et leur parenté avec les Yézidis et les Yarsâns, par Irène Melikoff :

"En continuant mes recherches à partir des nefes, j'ai découvert des similitudes entre les croyances des Alévis, celles des Yezidis et des Ahl-é Hakk. Le caractère syncrétique de ces croyances devenait de plus en plus apparent.

L'origine manichéenne des trois interdits du bektachisme, celui de la main, de la langue et du sexe, me fut révélée assez tôt. Ce sont les trois sceaux du manichéisme qui ont été exposés et critiqués par Saint Augustin dans son De moribus Manichaerorum : de signalo oris, manuum et sinus.

Plus tard, en étudiant le mythe de la Création dans les traditions orales chantées par les Alévis, les Ahl-é Hakk et les Yezidis, j'y découvris le scénario du manichéisme : la création de l'Homme Primordial inconscient de son essence divine, la question qui lui est posée : "Qui suis-je ?", à laquelle, dans son ignorance, il ne peut répondre. A la troisième demande, grâce à une intuition venue de son subconscient, il répond : "Tu es le créateur, je suis la créature !"

Ainsi, l'homme éveillé du sommeil de l'inconscience découvre sa nature divine : l'âme éveillée intègre la communauté des croyants."

"Une autre tradition alévie concerne Sheytan qui refusa de se prosterner devant Adam parce qu'il n'avait pas compris que Dieu s'était caché dans le coeur d'Adam et qu'Adam était par conséquent Dieu lui-même. S'étant repenti de son erreur, il fut réincarné en Cebra'il, l'ami de plus proche de Dieu. Cette tradition se retrouve également chez les Ahl-e Hakk et les Yezidis. Elle remonte sans doute à une origine commune."

Cette tradition est aussi passée dans l'islam soufi et c'est, semble-t-il al-Hallâj qui a évoqué le premier la figure ambiguë d'Iblîs. Hallâj influença par ailleurs énormément de courants mystiques ou gnostiques, dont les Yézidis. Quelques siècles plus tard, au début de son Mem et Zîn, Khanî aussi adresse à Dieu, au sujet d'Iblîs, des paroles de compassion :

"Iblîs'ê feqirê cînayet
Hindî te hebî digel înayet
Her rojê dikir hezar-i taet
Lewra ku te da wî îstitaet
Wî secde nekir li xeyrê Mabûd
Gêra te ji ber derê xwe merdûd
Yek secde ne bir li pêshê exyar
Qehra te kire mixelledun-nar" v. 85-88

Que l'on peut traduire par :

"le pauvre Iblis, si innocent
Pour qui Tu avais tant de soins,
Chaque jour se prosternait mille fois devant Toi,
Parce que Tu lui avais donné la puissance.
Il ne se prosterna jamais que devant Dieu,
Et Tu l'as chassé de Ton seuil.
Il ne se prosterna jamais que devant Dieu
Et Ta colère l'a jeté dans le feu pour toujours."

Comme on le voit la version soufie, restant dans l'orthodoxie sunnite, pour le moment, ne voit pas que Dieu ait pardonné à l'ange rebelle. Sinon, le Sheikh Ehmed reste dans l'idée hallâdjienne que c'est par excès d'amour qu'Iblîs refusa de reconnaître Adam pour qibla et non par orgueil.

"Dans le Buyruk qui est considéré par les Alévis comme un livre sacré, il est dit qu'un coq doit être sacrifié à toutes les grandes occasions, telles l'initiation ou la cérémonie par laquelle on devient musahip (frère de l'au-delà). Ce coq reçoit le nom de Cebra'il. V. Cuinet avait déjà remarqué, au siècle dernier, que le coq était considéré comme le symbole de l'archange Gabriel et qu'il faisait l'objet d'un sacrifice.

Chez les Yezidis et les Ahl-e Hakk, une des manifestations de Sheytan, c'est Malek Ta'us, l'ange-paon adoré par les Yezidis. Malek Ta'us qui est aussi une des épithètes appliquées à l'archange Gabriel, est représenté sous la forme d'un coq

Après avoir longtemps pensé qu'il ne pouvait y avoir de dualisme chez les Bektachis-Alévis à cause de leur croyance à la réincarnation qui me semblait devoir exclure l'existence de l'Enfer et de l'Esprit du Mal, je me rends compte aujourd'hui du contraire. Le dualisme est présent dans les différents mythes de la Création ainsi que dans l'interpénétration de Sheytan et de Cebra'il.

Louis Massignon avait été lui aussi frappé par le mythe de Satan qui avait péché par amour excessif pour la divinité et par la vénération de Satan par les Yézidis qui le confondaient avec Malek Ta'us."

Irène Mélikoff, "Le gnosticisme chez les Bektachis/Alévis et les interférences avec les autres mouvements gnostiques".

Sur cette question de la réincarnation qui excluerait l'enfer, notons que les Yarsâns fournissent un bon exemple du contraire, croyant à un nombre limité de réincarnation (50.000 selon Nur Ali Elahi) et pour finir à un Enfer si ce nombre n'a pas suffi à l'âme pour se détacher de la matière ténébreuse, du Mal, en somme.

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