mercredi, juillet 11, 2007

Avicenne et le récit visionnaire


Ibn Hazm disait que derrière la prétendue objectivité des "rationnalistes" se cachait en vérité beaucoup de motifs psychologiques, subjectifs, circonstantiels inavoués. Ibn Sîna, lui, par sa philisophie illuministe, résoud la question, en quelque sorte : c'est par la raison et ses chemins détournée qu'il est mené à son moi profond :

"Or, dans le cas de l'avicennisme comme dans le cas de tout autre système du monde, c'est le mode de présence assumé par le mode de philosophie qu'il professe, qui apparaît en fin de compte comme l'authentique élément situatif de ce système considéré en lui-même. Ce mode de présence se dissimule le plus souvent sous la trame des démonstrations didactiques et des développements impersonnels. C'est lui pourtant qu'il s'agit de déceler, car il décide sinon toujours de l'authenticité matérielle des motifs incorporés dans l'oeuvre du philosophe, du moins de l'authenticité personnelle de ses motivations ; ces dernières rendent raison finalement des "motifs" que le philosophe assuma ou rejeta, comprit ou manqua, porta à leur maximum de sens ou au contraire dégrada en insignifiances. Mais il n'est pas de son effort que les constructions rationelles dans lesquelles se projeta sa pensée lui révèlent finalement leur lien avec le fond le plus intime de lui-même, et qu'alors paraissent les motivations secrètes dont il n'avait pas cosncience lorsqu'il projetait son système. Cette transparition marque une rupture de niveau dans le cours de la vie intérieure et des méditations. Les doctrines scientifiquement élaborées se dénoncent comme une mise en scène de l'aventure la plus personnelle. Les hautes constructions de la pensée consciente s'estompent aux lueurs non pas d'un crépuscule mais plutôt d'une aurore, d'où surgissent les figures depuis longtemps pressenties et aimées."

"Chacun de nous porte en lui-même l'Image de son propre monde, son Imago mundi, et la projette dans un univers plus ou moins cohérent, qui devient la scène où se joue son destin. Il peut n'en avoir pas conscience, et dans cette msure il éprouvera comme imposé à lui-même et aux autres, ce monde qu'en fait lui-même ou les autres s'imposent à eux-mêmes. C'est aussi bien la situation qui se maintient tant que les systèmes philosophiques se donnent comme "objectivement" établis. Elle cesse proportionnellement à la prise de conscience qui permet à l'âme de franchir triomphalement les cercles qui la retenaient prisonnière."

"A la promptitude philosophique à concevoir l'universel, les essences intelligibles, fait pendant désormais l'aptitude imaginative à se représenter des figures concrètes, à rencontrer des "personnes". La rupture de niveau une fois consommée, l'âme révèle toutes les présences qui l'habitaient depuis toujours, sans qu'elle en ait eu jusque-là conscience. Elle révèle son secret ; elle se contemple et se raconte comme à la recherche des siens, comme pressentant une famille d'êtres de lumière qui l'attirent vers un climat au-delà de tous les climats connus. Ainsi se lève à son horizon un Orient que sa philosphie anticipait sans le savoir encore. La figure de "l'Intelligence agente" qui domine toute cette philosophie révèle sa proximité, sa sollicitude. L'Ange s'individue sous les traits d'une personne précise, dont l'annonciation correspond au degré d'expérience de l'âme à laquelle il s'annonce : c'est par l'intégration de toutes ses puissances que l'âme s'ouvre à la transconscience, et anticipe sa propre totalité."

Sur "l'orientaliste" (ce gnostique ishraqî par excellence !), cette note très juste :

"Je crois que l'on pourrait à grand traits dire ceci : le philosophe oriental professant la philosophie traditionnelle vit dans le cosmos avicennien ou dans le cosmos sohravardien, par exemple. Pour l'orientaliste, c'est plutôt ce cosmos qui vit en lui. Cette inversion du sens de l'intériorité exprime du même coup ce qui du point de vue de la personnalité consciente, s'appelle intégration. Mais intégrer un monde, le faire sien, implique aussi que l'on en est soi-même sorti pour le faire rentrer en soi-même."

in "Avicennisme et situation philosophique", I.

Henry Corbin dit à juste titre que la Gnose est en soi une "religion" transversale, ou passant par dessus toutes les religions établis. J'ajouterai qu'en lisant son beau commentaire sur Avicenne, me frappe le fait que l'état de gnostique, cette nostalgie originelle, n'a jamais été choisi par tous les grands "salîk" ou pèlerins intérieurs. On ne devient pas gnostique, on naît ainsi, et il est frappant en lisant tous les écrits de toutes les époques, de retrouver les mêmes symptômes, souvent éprouvés dès l'enfance, particulièrement cet état "d'étrangeté" que l'on trouve sous presque toutes les plumes (ou calames) de cette estimable confrérie :

"Sous cet appesantissement s'angoisse une existence étrangère, et le sentiment d'être un Etranger est bien le sentiment dominateur chez tout gnostique, celui qui donne à sa conscience sa puissance d'exaltation."

"C'est en s'éveillant au sentiment d'être une Etrangère, que l'âme du gnostique découvre elle est, et pressent à la fois d' elle vient et elle retourne. Comme le dit Sohravardî en son "Epître des Tours (risâlat al-Abrâj) : l'idée du Retour implique une présence antérieure, une préexistence en la patrie d'origine, car "malheur à toi ! si par patrie tu entends Damas, Baghdâd ou autres cités de ce monde."

"Au moment où l'âme se découvre comme étrangère et solitaire dans un monde qui lui avait été familier, se profile à son horizon une figure personnelle, s'annonçant personnellement à elle, parce qu'elle symbolise avec son fond le plus intime. Autrement dit, l'âme se découvre comme étant la partie terreste d'un autre être avec lequel elle forme une totalité de structure duelle. Les deux éléments de cette dualitude peuvent être désignés comme le Soi et le Moi, ou comme le Moi céleste transcendant et le Moi terrestre, ou sous d'autres noms encore. C'est à ce Moi transcendant que l'âme s'origine dans le passé de la métahistoire ; il lui était devenu étranger, tandis qu'elle sommeillait dans le monde de la conscience commune ; mais il cesse de lui être étranger au moment-même où c'est elle qui se sent étrangère dans ce monde. C'est pourquoi il lui faut de ce Moi une expression absolument individuelle, qui ne pourrait passer dans la symbolique commune (ou dans l'allégorie) sans que la différenciation individuelle péniblement conquise soit refoulée, nivellée et abolie par la conscience commune."

"Le Soi n'est ni une métaphore ni un idéogramme. Il est "en personne" la contrepartie céleste d'un couple ou d'une syzygie constituée d'un ange déchu ou ordonné au gouvernement d'un corps, et d'un ange resté dans le Ciel."

"Les mystiques pèlerins terrestres du Récit de l'Oiseau et du Récit sohravardien de l'Exil, ne feront pour leur part que céder à la même nostalgie que les Âmes motrices des Sphères célestes. Leur exil, la misère de leur condition terrestre, s'origine non pas au "péché" originel d'une humanité fautive, se sentant coupable et responsable devant un juge, mais à un drame, à une déchéance de l'être, bien antérieure à l'apparition de l'homme terrestre. A ce drame, celui-ci participe parce qu'il est de même race céleste que les dramatis personae originelles."

in "La crypte cosmique : L'Etranger et le guide ; chap. I.

"L'Orient, il n'est pas possible de l'attteindre avant l'échéance d'un certain délai, qui seule rendra possible l'exode de l'Etranger vers sa patrie de lumière."

in "Le cycle des Récits ou le voyage vers l'Orient" ; chap. I.

Avicenne et le récit visionnaire, Henry Corbin, éd. Verdier.

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