samedi, avril 07, 2007

En Islam iranien

Henry Corbin critique sévèrement "l'agnosticisme", auquel il redonne son sens étymologique, en la reliant en tous cas au tahtil arabe, qui est le refus de la gnose, plus que le "attends-toi à tout".

"En Occident, nous avons pris conscience que nos idéologies sociales et politiques ne représentent le plus souvent, en fait, que les aspects d'une théologie laïcisée. Elles résultent de la laïcisation ou la sécularisation de systèmes théologiques antérieurs. Cela veut dire que ces idéologies postulent une représentation du monde et de l'homme, d'où a été éliminé tout message d'au-delà de ce monde. Si loin que se projette l'espérance des hommes, elle ne franchit plus les limites de la mort. La laïcisation ou sécularisation de la conscience peut être constatée, par excellence, dans la réduction du messianisme théologique à un messianisme social pur et simple. L'eschatologie laïcisée ne dispose plus que d'une mythologie du "sens de l'histoire".

Il ne s'agit pas d'un phénomène soudain, mais d'un long processus. "Laïcisation" ne veut pas dire substitution du pouvoir séculier à un "pouvoir spirituel", car l'idée même d'un "pouvoir spirituel", matérialisé en institutions et s'exprimant en termes de pouvoir, c'est d'ores et déjà la laïcisation et la socialisation du spirituel. Le processus est en marche, dès lors que l'on s'attaque, comme on l'a fait pendant des siècles, à toutes les formes de gnose, sans que la Grande Eglise, en se retranchant de la Gnose, pressentît qu'elle préparait du même coup l'âge de l'agnosticisme et du positivisme.

A son magistère dogmatique ne fit que se substituer l'impératif social des normes collectives. Celui qui était "l'hérétique" est devenu le "déviationniste", quand on ne dit pas tout simplement un "inadapté". Car on en arrive à expliquer tout phénomène de religion individuelle, toute expérience mystique, comme une dissociation de l'individu et de son "milieu social". Le "réflexe agnostique" paralyse toute velléité d'accueil à l'égard des témoins d'un "autre monde". Il est poignant de constater la hantise qui agite aujourd'hui de si larges fractions du christianisme : la peur de passer pour ne pas être "dans ce monde", et partant de ne pas être pris au sérieux. Alors on s'essouffle à "être de son temps", à proclamer la "primauté du social", à se mettre d'accord avec les "exigences scientifiques" etc., et cette course dérisoire fait oublier l'essentiel. N. Berdiaev a énoncé le diagnostic exact : la grande tragédie est là, dans le fait que le christianisme a succombé à la tentation que le Christ avait repoussé."

Phrases finies et profondes, en citant Berdiaev, sur l'individualisme contemporain, miroir aux alouettes du conformisme :

"Et cette rupture une fois consommée, il ne peut plus advenir qu'un individualisme dérisoire, totalement désarmé en fait contre les conformismes collectifs, contre la socialité, tandis que l'individualité du mystique est elle-même, à elle seule, un univers, capable de faire équilibre au monde extérieur. Le paradoxe de l'expérience mystique est en effet que l'absorption mystique en soi-même est toujours en même temps une libération de soi-même, un élan hors des frontières, et cela parce que "toute mystique enseigne que la profondeur de l'homme est plus qu'humaine, qu'en elle se cache un lien mystérieux avec Dieu et avec le monde. C'est en soi-même qu'est l'issue hors de soi ; c'est du dedans et non du dehors que l'on brise les entraves par un travail tout intérieur" (Le Sens de la création, N. Berdiaev)."

En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, I, le shiisme duodécimain, chap. 1, Shiisme et Iran.

Sinon, encore de l'eau au moulin de la "connaissance intuitive", si je puis dire, quand il commente les entretiens du Ier Imam avec Komayl ibn Ziyad :

"Il s'agit d'une forme d'enseignement typique trop peu considérée en général chez nous, lorsque nous parlons de l'Islam, si bien que l'on a pu se méprendre au point de parler du shî'isme comme d'une "religion d'autorité", au sens que ce terme a en Occident, tant nous avons perdu le sens de ce en quoi consiste l'initiation spirituelle. L'Imâm, on le voit, n'impose aucune formule dogmatique. La science qu'il enseigne, nos auteurs la caractérisent comme une connaissance héritée par l'âme ('ilm irthî). C'est un héritage auquel l'âme a droit - et en possession duquel elle entre - dans la mesure de sa capacité. L'héritier, c'est celui qui est capable de comprendre ; il n'a pas à conquérir son héritage par les efforts d'une dialectique conceptuelle. C'est son degré de compréhension qui assure son droit à la "succession", et fait de lui quelqu'un à qui le "dépôt confié" peut être remis ; c'est cela même qu'a fait valoir Komayl en priant l'Imâm de lui répondre."


« Notre cause est difficile. Pour la soutenir, il faut des consciences où se lèvent les aurores, des cœurs embrasés de lumière, des âmes saines, de belles natures. »

Entretien du VI° Imâm, Djafar al-Sâdik avec Mu’zafal ibn ‘Umar al-Djufî



Parmi les nombreux lieux communs (doxa maxima cretissima) sur l'islam, on lit souvent que la Révélation coranique, divine, inchangeable, empêche tout mouvement hors du dogme. C'est oublier que ce n'est pas l'islam qui a tordu le cou à sa gnose, et a instauré la première "clôture", des siècles avant la fermeture de l'ijtihad, comme le rappelle Corbin : "De ce point de vue, on ne croit pas qu'exagèrent ceux qui estiment que la répression du mouvmeent montaniste marqua pour le chritianisme, dès le II° siècle, un tournant décisif. Lorsque Montan (Montanus) et ses disciples invoquent une nouvelle révélation dispensée par les Anges, on les repousse comme hérétiques commettant un attentat contre la tradition apostolique. Depuis lors, tout renouvellement, toute récurrence de la libre expression de l'Esprit sous forme de message prophétique et de vision, ou comme herméneutique prophétique des textes antérieurement révélés, ne sont plus licites. A la libre inspiration prophétique se substituent l'institution et le magistère dogmatique de l'Eglise. Dira-t-on que c'est la première qui "continue" sous une autre forme ? Ne vaut-il pas mieux convenir franchement qu'en fait il était impossible à l'Eglise de s'accommoder d'une "prophétie en liberté", des révélations spontanées de l'Esprit. Mais dès lors il faudra que la tradition se fixe dans la lettre du dogme. Clôture de l'inspiration prophétique, élimination de la gnose, exclusion ou destruction de tous les écrits qualifiés comme apocryphes et éclos en milieu gnostique (certains n'ont été retrouvés que récemment), ce sont là autant de symptômes, manifestant avec une logique et une cohérence parfaites, les exigences de la conscience religieuse historique à l'encontre de la conscience gnostique."


Belle explication de la méta-histoire, ou hikâyat, ou zamân anfosî, opposé au temps mesurable, à la res historica, au temps qui coule : "Ici même, il y a en langue arabe un terme clef (usité aussi en persan) d'une ambiguité particulièrement féconde ; c'est le mot hikâyat, lequel signifie une "histoire", un "récit", et comme tel une "imitation", une "répétition", comme si l'art de l'historien s'apparentait à l'art du mime. C'est qu'en fait toute histoire qui se passe dans ce monde visible est l'imitation d'événements d'abord accomplis dans l'âme, "dans le Ciel", et c'est pourquoi le lieu de la hiérohistoire, c'est-à-dire des gestes de l'histoire sacrale, n'est pas perceptible par les sens, parce que leur signification réfère à un autre monde."


Tout ça pour expliquer le joli mot d'un shaykh shiite sur son indifférence à l'historicité d'une révélation :


"J'ai parlé de phénoménologie, mais j'ai dans la mémoire le propos d'un éminent shaykh shiite iranien qui lui, n'avait jamais entendu parler de phénoménologie, mais qui d'emblée frappait la note juste. C'était à propos des critiques mettant en doute l'authenticité d'une partie du corpus des prônes, entretiens et lettres du Ier Imâm, connus sous le nom de Nahj al-balâgha. Le shaykh s'exprima ainsi : "Oui, je sais les critiques que l'on fait au sujet de ce livre ; mais ce que je sais aussi, c'est que, quel que soit l'homme qui ait tenu la plume pour écrire le texte que nous lisons aujourd'hui, à ce moment-là, c'est l'Imâm qui parlait."
.
En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, I, le shiisme duodécimain, chap.3, Le combat spirituel du shî'isme.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde