dimanche, octobre 23, 2005

Orhan Pamuk




Orhan Pamuk a reçu aujourd'hui le Prix de la paix des libraires allemands. C'est très bien, d'abord parce que c'est un des meilleurs écrivains du moment et les Européens qui voudraient vraiment avoir une juste image de la Turquie, telle qu'elle est, avec ses merveilles et ses contradictions irritantes, devraient commencer par le lire. De plus, c'est encore un pied de nez aux neuneus nationalistes qui le poursuivent de leur hire depuis qu'il a osé prononcer quelques phrases brulots :

- "Trente mille Kurdes et un million d'Arméniens ont été tués en Turquie. Presque personne n'ose en parler, à part moi, et les nationalistes me haïssent pour cela".

Haine de soi ? Autoflahellation ? Pas du tout. Dans tous les livres de Pamuk rayonne un indicible amour de la Turquie, mais la vraie, celle des gens ordinaires, pas les images factices plaquées dans les livres d'écoles ou les rodomontades bellicistes des casernes et des commissariats.

-Quand on essaie de réprimer les souvenirs, il y a toujours quelque chose qui revient, je suis ce qui revient".

Tous ces livres portent sur la mémoire et sur l'identité. Les Turcs sont un peuple de qui on a gommé l'histoire depuis 80 ans, et l'écriture d'Orhan Pamuk se lance toujours sur la trace d'une faille, d'un fait caché, nié, oublié, drame familial, complot politico-historique, femme perdue, peu importe, il s'agit toujours d'un secret à redécouvrir, qui débouche invariablement sur une identité à redécouvrir.

"Le Château blanc" n'est pas un de ses meilleurs livres, à mon sens, mais il traîte déjà de l'identité, de cet homme qui sert un maître qui est son sosie, évocation de l'ambiguité d'une identité perturbée en face d'un autre qui est comme soi, qui vous a volé votre image, en vous dépossédant du coup, de ce qui fait votre particularité. Allusion aux rapports troubles, mi-haine mi-désespoir abandonique de la Turquie face à l'Europe ?

"Le Livre noir" est son chef d'oeuvre. "Avez-vous de la peine à être vous-même ?" interpelle Celal, l'éditorialiste, celui qui croque Istanbul, ses petites gens, ses intellectuels, ses épiciers... en se demandant ce qu'on a enlevé à ces gens quand on leur a imposé d'enlever le fez et de se costumer comme les héros holywoodiens des cinémas de quartiers. Istanbul, ville grise et noire sous la neige, battue d'humidité et de vent est remarquablement bien décrite jusque dans ses détails les plus fins, pour ceux qui connaissent bien la ville. "La Vie nouvelle" parlera beaucoup aux habitués des cars et des Otogars, à ceux qui connaissent ces trajets sans fin d'ouest en est et d'est en ouest, dans ces cars où l'on passe toujours les même films, où les stewarts circulent avec les mêmes thé en sachets, sodas, bonbons, où l'on descend dans les mêmes restaurants routiers, entre trois plats de viande riz, la mosquée invariablement accolée au WC : Bay/Bayan.

"La Maison du silence" est moins épique, moins porté sur des problèmes historiques ou politiques. Tout tourne autour d'un, ou deux, ou trois secrets de famille, dans l'atmosphère lourde d'une maison tyrannisée par une vieille femme malade. Là encore, c'est le silence jeté sur les faits, passés ou présents, qui tue, alors que la parole, le dévoilement aurait pu être salvateur.

J'ai moins aimé "Mon Nom est rouge", tout en reconnaissant qu'il pointe avec subtilité un problème dans l'histoire de la peinture islamique, qui s'est produit à peu près simultanément en Inde moghole et un peu plus tard en Iran sous les Qajars : l'irruption du "réalisme" de la peinture occidental dans la miniature orientale. Deux conceptions de la représentation totalement opposées, entre le peintre européen qui peint l'homme ou le cheval qu'il a précisément sous les yeux et pas un autre, ou bien, disons, un homme ou un cheval qui, même reconstitués dans un atelier, ont l'air d'être un homme ou un cheval en particulier, alors que les peintres ottomans, formés aux ateliers iraniens, voulaient, à l'instar des chinois d'ailleurs, croquer en quelques traits de pinceau, non pas un cheval, mais LE cheval, l'essence (Cewher) du cheval ou non pas un héros, par exemple Rustam ou Feridoun sous les traits d'un homme quelconque, mais le personnage figuré qui est et ne peut être que Rustam ou Feridoun. Si l'on veut, la peinture occidentale, à partir du 16° siècle, s'est voulu le miroir du monde, alors que la peinture islamique s'attachait encore, en bonne héritière du néo-platonicisme, à représenter les Idées dont les objets terrestres n'étaient que le reflet ou l'ombre imparfaite.

"Neige", que je n'ai pas encore lu, revient sur le passé historique falsifié ou tu, la mémoire arrangée, celui du génocide arménien, présenté surtout en Turuqie, à force de révisions délirantes, comme un grand massacre de Turcs par des Arméniens. Comme le dit un des personnages sur un musée de Kars :. "Naturellement, dit-elle, quelques touristes vinrent, espérant apprendre un massacre des Turcs par des Arméniens, ce fut donc un choc de découvrir quand dans un musée l'histoire se présentait d'une toute autre manière".

Orhan Pamuk doit être jugé en décembre pour "insulte délibérée à l'identité turque". En théorie, il risque jusqu'à 6 ans de prison. Il est probable (à moins que la Turquie décide de sombrer dans l'absurde, ce qui peut toujours arriver) qu'il ne sera pas condamné à l'emprisonnement. Il peut tout de même être condamné à une peine légère, voire de principe, ce qui serait une erreur politique sérieuse, au sens où elle indignera les partisans de la liberté d'expression en Turquie et ne satisfera de toute façon aucunement les nationalistes qui rêvent encore au bon vieux temps où Ismaïl Bes,ikçi était condamné à 405 ans de prison.

Quoiqu'il en soit, fervent partisan de l'entrée de la Turuqie dans l'Union Européenne, Pamuk en est le meilleur représentant, celui qui peut le plus infléchir les préjugés européens sur un pays encore décrit comme la source d'un potentiel ras-de-marée islamiste, alors que le démon récurrent des Turc est plutôt un nationalisme malade d'un passé refoulé...


5 commentaires:

  1. J'ai ADORE Benim Adim Kirmizi (mon nom est rouge)!!!

    J'ai moins aimé le livre noir: comme tu dis c'est une description parfaite de la ville, mais moi Istanbul en hiver me déprime (ca commence déja)...ultra sombre, ultra froid, ultra glauque...ambiance bien rendue par le livre d'ailleurs

    RépondreSupprimer
  2. Ben moi j'aime assez istanbul grise et noire, avec cette odeur de charbon... plus de charme que Paris en hiver je trouve.
    Dans "Mon Nom est rouge", tout ce qui concerne les peintres et leur atelier était pas mal. c'est l'intrigue amoureuse que je trouvais plus faiblarde, un peu mièvre, comparé aux histoires d'amour du "Livre noir" et de "La Vie nouvelle".

    RépondreSupprimer
  3. J'ai commencé "kar" (Neige) la semaine dernière. J'aime beaucoup son style même si je sais qu'en le lisant traduit on y perd beaucoup. Mais mon niveau de turc ne me permet pas encore de lire des livres...

    RépondreSupprimer
  4. Anonyme7:21 PM

    Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

    RépondreSupprimer
  5. Tant que les demi-neurones des nationalistes ne seront pas capables de formuler des propos construits au lieu d'éructer bêtement des injures, ils se feront caviarder sans pitié, inutile de hurler à la censure : "pas de liberté aux ennemis de la liberté".

    RépondreSupprimer

Concert de soutien à l'Institut kurde