vendredi, juin 28, 2013

Le plaisir de souffrir ou la "fête des larmes"


"Mes recherches sur le deuil, les funérailles et l'exil m'ont portée successivement en Azerbaïdjan, en Turquie et dans la communauté yézidie d'Arménie. Au fur et à mesure que j'assistais à des cérémonies funèbres (et malgré leur diversité dans ces trois pays), que je discutais avec des femmes et des hommes en deuil, que je transcrivais les paroles et la musique de ces chants, il me semblait de plus en plus évident qu'ils ne répondaient pas à un besoin de catharsis, ni même à celui, plus complexe, de socialiser la mort par le rituel. Le mouvement semblait parfois inverse : il n'était pas rare que mes interlocuteurs assistent à un enterrement sans être endeuillés par leur histoire familiale, comme s'ils étaient en quête de peine. Se rendre à des funérailles n'est alors pas forcément lié au constat d'un deuil existant ou d'une peine éprouvée, mais c'est aussi la marque d'un désir de peine. "

Un désir de peine… C'est exactement ce que j'ai vu, tant de fois, chez les Kurdes, dans les cérémonies publiques comme dans leur intimité : en famille ou entre amis, ils égrènent à voix haute des souvenirs communs, ou une complainte monocorde, jusqu'à ce que viennent les larmes, provoquées par une tristesse qui est faite de nostalgie d'un passé enfui ou d'un pays inaccessible, de désir d'un retour ou de retrouvailles impossibles, d'un regret qui est à la fois douloureux et doux, presque le muştaqî des poètes kurdes et persan. Interrogés sur ces larmes, des Kurdes m'avaient répondu, mi-pleurant mi-souriant, qu'ils se faisaient pleurer entre eux, pour le plaisir de pleurer ensemble, comme en d'autres occasions, une assemblée rit et cherche à se faire rire davantage de plaisanteries et d'anecdotes comiques. 

Ce goût des larmes, qui semble si éloigné de l'Occident d'aujourd'hui, où l'on est tellement sommé de positiver, de cultiver la joie et le bonheur, comme autant d'impératifs psychologiques et moraux, sous peine de dépression, de cancer ou de sénescence avancée, ce goût nous est-il si étranger ou est-ce, au contraire, une constante humaine, aussi nécessaire que le rire, non pas un besoin de 'se défouler, de se guérir, de se consoler' (par exemple pleurer un certain nombre d'heures en thérapie avec le but évident de 'retrouver le sourire' ), que ce plaisir des larmes ?

Dans son livre d'entretien L'Antiquité, territoire des écarts avec Sylvie Taussig, Florence Dupont rappelle

 "une tragédie antique n'est ni un opéra ni une tragédie classique. Comme il en existe dans tant d'autres cultures, la tragédie est une fête des larmes. Les gens viennent pleurer un deuil qui n'est pas le leur, grâce à la médiation d'un groupe de pleureuses. Pleurer ensemble est un rituel de sociabilité complexe comportant une dimension musicale ou au moins sonore."

Le plaisir de pleurer perdure au Moyen Âge, avec ce fameux "don des larmes" étudié par Piroska Nagy dans Le Don des larmes au Moyen-Âge. Un instrument spirituel en quête d'institution (Ve- XIIIe siècle:
Au commencement était le verbe du Christ : "Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés." De cette parole fondatrice nait le don des larmes, figure historique et vivante de la valorisation chrétienne des pleurs. Dès ses débuts, le christianisme recommande de pleurer pour purifier son âme ; au Moyen Âge, nombreux sont les hommes et les femmes qui versent des larmes abondantes et douces ou aspirent à la grâce divine des pleurs. Comment les mots de Jésus ont-ils pu engendrer ces pratiques ? Comment les pleurs, traditionnellement attachés à l'expression de la tristesse et de la douleur, ont-ils pu devenir un signe de béatitude, un véritable charisme ?
Ce véritable "charisme qui apporte joie spirituelle et sensuelle" fut aussi fort cultivé dans la piété mystique, que ce soit chez les soufis ou les mystiques de l'Occident moderne, où l'extase amoureuse et brûlante, sensuelle, finit souvent en larmes délicieuses et douces. Et là encore, très souvent, ces pratiques mystiques, quand elles sont cérémonielles, sont couplées de musique, même en islam où les concerts spirituels ne sont pas toujours bien vus des oulémas les plus stricts. Pensons aussi à certaines cantates religieuses de Bach, ou bien à ses Passions qui, hier comme aujourd'hui, procuraient et procurent un plaisir mêlé de douleur (jamais je n'entends les premières mesures de la Passion de Matthieu sans un serrement de cœur, pourtant si joyeux), pour peu que l'on soit sensible, musicalement et spirituellement, au pathos du Vendredi saint (au moins le temps de l'écoute) ; pensons aussi au tazié chanté des chiites persans revivant chaque année le drame de Kerbela ou le Cem des Alévis, toujours le 10 de Moharrem, où j'ai vu des Kurdes dersimi (qui, pourtant, ont assez de quoi pleurer sur leur propre vie) sangloter à gros bouillons, au son du luth, sur  le martyre de Hussein : bonheur ou douleur ?

De nos jours, en Occident, l'amateur de larmes a pourtant encore le choix, entre les mélodrames filmés avec grand renfort de musique remuant ses fibres, ou bien dans des chansons à effet lacrymal garanti (là encore, texte et musique forment une recette infaillible). Et le public ne s'en prive pas.

Qui sait si l'abandon du théâtre, où l'on pleure moins ou pas du tout, vient du fait que les tragédies sont, le plus souvent, de la tragédie classique et non antique, soit tout en texte et sans musique, alors que le théâtre de boulevard, celui qui fait rire, attire toujours car pour rire, que ce soit sur les planches ou au cinéma, pas besoin de musique ?


  Paroles mélodisées. Récits épiques et lamentations chez les Yézidis d'Arménie


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