samedi, novembre 24, 2012

Une passion qui tourne mal



…et la vieille se mit à raconter son histoire, que voici :  son mari, Saylakhan, était un émir kurde ayyoubide. Bien qu'il siégeât au conseil d'en-dehors, il était tombé dans la plus extrême pauvreté, ayant à sa charge une nombreuse famille. Un jour, sa femme s'en était allée au hammam, accompagnée de ses quatre filles. L'aînée s'appelait Jamîleh Khânom. Elle était belle comme le clair de lune. Le destin voulut qu'au moment où elle sortait du hammam, un émir passa par-là. C'était un Turkmène, féru de beauté. Il s'appelait Mahmoud et on le surnommait Taylakhân. Il occupait un haut rang dans le grand conseil royal, presque égal à celui d'Aïbak.
La fille sortait donc du hammam. Comme de coutume, elle ne se couvrit le visage qu'en passant la porte. Au moment où elle relevait sa mantille pour rabattre son voile, l'émir Taylakhân l'aperçut un instant, beauté sans pareille et qu'on ne saurait décrire – Louange au Roi qui l'a créée ! – visage resplendissant comme une escarboucle, joues empourprées… telle une houri descendue du paradis. 
Taylakhân ne l'avait pas plutôt aperçue qu'il se prit pour elle de la plus violente des passions. "Ah, ah, s'écria-t-il, que l'amour est cruel !" Il voulut savoir qui était celle belle, connaître le nom de son père, pour lui demander sa main, dût-il y laisser toute sa fortune. Les femmes, la mère et ses filles, passèrent leur chemin. Pour savoir où elles habitaient, et de quelle famille elles étaient, Taylakhân les fit suivre par l'un de ses hommes et s'en retourna à son palais, tourmenté par l'amour et rongé par le feu de la passion. Son homme revint et lui apprit que la belle était fille de l'émir Saylakhân le Kurde, ce qui ne fit qu'aggraver son mal, car on connaît l'hostilité séculaire qui règne entre les Kurdes et les Turkmènes. Bien rares sont les mariages entre ces deux peuples : les Kurdes ne donnent leurs filles qu'à des Kurdes. Tout perplexe et dolent, il alla confier son secret à sa vieille nourrie qui vivait dans son palais. "Mon petit, lui dit-elle, si tu veux l'épouser, il ne faudra pas regarder à la dépense pour te gagner le cœur de son père, en le couvrant de cadeaux et de présents. Tu sais bien que c'est par des cadeaux qu'on fait naître l'affection et par des offenses qu'on fait naître la haine. Ce n'est qu'ensuite que tu pourras lui demander la main de sa fille : à ce moment-là, tu l'auras tellement comblé de présents qu'il n'osera pas te la refuser. – Tu as bien raison, voilà ce qu'il faut faire." Il envoya un serviteur au palais de Saylakhân pour lui demander de passer le voir.

"Mon fils, reprit la femme, mon mari vint me raconter l'affaire et me demander conseil. 'Femme, dit-il, l'émir Taylakhân m'a envoyé chercher. – Et alors, quel mal y a-t-il ? Toute demande mérite réponse. Va toujours voir, peut-être veut-il te rendre service ; il aura appris que tu es dans une situation difficile. Après tout, la bonté doit rester dans la communauté du Muhammad jusqu'au Jugement Dernier.'
Il se rendit donc au palais de Taylakhân. Celui-ci se précipita à sa rencontre et fit mine de lui baiser la main. Mon mari était en effet un homme âgé et l'autre, qui n'avait que quarante ans, était encore relativement jeune. Pourtant, mon mari refusa, se déclarant indigne d'un tel honneur. L'autre le fit alors asseoir à son côté et lui adressa son salut le plus chaleureux : 'Bienvenue, père, par Dieu, je t'aime beaucoup et veux te mettre à place de mon père. Pourquoi toi pas viens ici, moi ferons pour toi avantage. – Dieu te donne longue vie, je suis ton esclave, je suis à tes ordres. – Olân, cria l'autre à ses serviteurs, amenez le café !
On amena donc le café, qu'ils burent en passant un bon moment. Vint le temps du dîner, puis des rafraîchissements, et une agréable conversation suivit. Quand mon mari voulut se retirer, Taylakhân lui fit remettre cent pièces d'or et un habit neuf, ajoutant : 'Mon père, me faire plaisir tous les soirs tu venons ici dîner barabar.' Quand il m'eut raconté cette aventure, mon mari ajouta : 'Je ne vois pas pourquoi il s'est conduit si amicalement à mon égard, car les Turcs et les Turkmènes ne nous aiment pas beaucoup. – Quoi qu'il en soit, ne t'inquiète pas, on verra bien. Toutefois, ne va pas dépenser cet argent. Laisse chez moi tout ce qu'il te donne, jusqu'è ce qu'on voit comment tout cela va finir.'
Je pris les cent pièces d'or et les déposai dans un coffre. Ces relations amicales durèrent une année si bien que la somme totale atteignit les vingt bourses. 'Mon ami, dis-je alors à mon mari, s'il n'avait pas quelque chose de très important à te demander, il ne t'aurait pas donné une si grosse somme. Il doit y avoir anguille sous roche. Ce soir, demande-lui ce qu'il veut, et voyons ce qu'il a derrière la tête.'
Il se rendit donc chez lui ce soir-là et, comme d'habitude, il fut bien reçu. On dressa la table, ils dînèrent, burent le café, et devisèrent joyeusement. 'Mon fils, dit Saylakhân, les bienfaits dont tu m'as comblé dépassent l'entendement. S'il y avait quelque chose que je puisse faire pour te remercier, tu me ferais beaucoup d'honneur, et je m'y emploierais avec le plus grand plaisir.
– Papa, si c'est pas toi qui demande, même si il vient chez moi toute ta vie, je t'aurais pas raconté. Maintenant, toi il demande et je parle à toi, efendem Sulaïm. Je vois à ton excellence une fille qui être Jamîleh Khânom. Je viens désirant demander la min pour te faire mon père, maître de mes biens, ensemble.'
Cette demande ne fut pas du goût de mon mari, car on sait bien que les Turkmnène honnissent les Kurdes et que les deux peuples ne peuvent s'entendre, mais il n'osa pas répondre sur-le-champ et se contenta de dire : 'Efendem, si cela ne tenait qu'à moi, ce serait bien volontiers, mais je ne puis te l'accorder avant d'avoir consulté sa mère.'
Ah, mon fils, dit celle-ci à Baïbars, quand mon mari me demanda mon avis sur cette proposition de mariage, je lui répondis : 'As-tu déjà entendu qu'une Kurde ait épousé un Turkmène ? Veux-tu que nous devenions la honte de la tribu ? Veux-tu nous déshonorer devant tout le monde ? Et tu crois que ton cousin 'Izz El-Dîn El-Hilli va accepter un tel mariage et que le roi va y consentir ? [En fait, le roi n'était pas personnellement opposé à ce mariage, mais il craignait qu'il suscitât des troubles.] – Mais comment faire ? – Qu'il épouse donc une fille de sa race, et toi, rends-lui son argent, il est toujours là, personne n'y a touché.'
Le lendemain, mon mari prit l'argent et partit le rendre à l'émir, prétextant pour s'excuser que sa femme avait demandé l'avis de 'Izz El-Dîn et que ce dernier avait refusé. 'Comme il te plaira, mon père, répondit-il, si tu ne veux pas me donner ta fille, eh bien ! tant pis.' De retour, il me raconta ce qui s'était passé. Nous ne nous doutions pas de ce qui allait arriver : imagine-toi que sous l'emprise de la colère, il perdit tout sens de la mesure. 'Tant d'arrogance chez ce pouilleux ! s'écria-t-il, je lui demande sa fille en mariage, je daigne le prendre pour beau-père, alors que je suis d'un rang bien supérieur au sien, et il a l'insolence de ne pas m'accepter pour gendre !'
Le jour suivant, il partit au tribunal de Bâb El-Nasr porter plainte contre mon mari auprès du cadi Nâser El-Dîn efendi, prétendant qu'il lui devait dix mille piastres. Le cadi fit convoquer mon mari au tribunal et procéda à l'interrogatoire. S'il avait reconnu avoir reçu les dix mille piastres et déclaré les avoir restituées, son adversaire aurait eu beau jeu de nier la restitution, et le cadi lui aurait alors demandé des témoins. Il nia donc publiquement. Puis, à la demande du juge, Taylakhân présenta ses témoins, des gens que mon mari ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam, et qui témoignèrent contre lui. Le cadi lui enjoignit donc de verser la somme, mais lui jura qu'il ne paierait pas un fils, puisque la réclamation n'était pas fondée. Le cadi le fit alors incarcérer à la prison du tribunal.
Quand je fus informée du jugement qui avait été rendu, je partis avec ma fille solliciter l'intervention des grands et des dignitaires du royaume ; je me jetai à leurs pieds, les suppliant de faire lever la sentence, mais chacun répondit que mon mari devait verser la somme et que son élargissement ne serait possible qu'après remboursement de sa dette. Il n'y en a pas un que je ne sois allée supplier, mais pas un ne m'a écoutée, et pas un ne m'a donnée une réponse favorable. Nous avons vendu tout ce que nous possédions et, n'étaient les généreux, ce serait la fin pour les miséreux. Que veux-tu que je te dise ? Une pauvre femme comme moi, avec mes quatre filles et mon mari en prison, qu'il faut entretenir… Tant et si bien que nous voilà dans ce triste état, et hier nous nous sommes couchées sans manger. Dis-moi, n'ai-je pas raison de pleurer, alors que voici déjà un an que mon mari est en prison ?" – Pourquoi ne vas-tu pas te plaindre auprès du sultan ? demanda Baïbars. 
– J'ai présenté plus de vingt placets, qui sont tous restés sans réponse.
Encore plus ému, Baïbars lui donna dix pièces d'or et lui dit : "Petite mère, ne t'inquiète pas. Demain j'irai faire appel pour toi auprès du cadi. Je plaiderai ta cause contre ton adversaire et il faudra bien – s'il plaît à Dieu – remettre ton mari en liberté." Elle se retira en prononçant des invocations en faveur de Baïbars.

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde