lundi, décembre 12, 2011

Mardin en 1327

Dans la première moitié du XIVe siècle, alors qu'une bonne partie des territoires de l'islam se trouvait sous domination mongole, c'est-à-dire 'impie', plusieurs petits roitelets locaux, artoukides ou ayyoubides, se trouvaient de ce fait vassaux d'un souverain adversaire de l'islam. La question juridique alors s'en trouva compliquée, par rapport à la situation politique des États croisés du Levant, où, même si des sujets musulmans vivaient sous gouvernement chrétien (de même en Espagne), il s'agissait clairement de territoires ennemis, à qui s'appliquaient les règles de la guerre. Mais un prince turkmène ou kurde gouvernait son émirat selon la loi musulmane, tout en payant l'impôt à un Khan qui n'était soumis ni à l'islam, ni au calife. S'agissait-il d'un territoire de guerre ou de paix, d'un point de vue juridique ? Le théologien et ouléma Ibn Tayymiyya inventa ainsi un troisième concept, une catégorie intermédiaire, mixte (murakab) en prenant Mardin, où se maintenant un Artoukide, comme cas d'école.

Ibn Battuta mentionne Ibn Tayymiyya et prétend avoir assisté à un de ses prêches à Damas, alors que le juriste était déjà emprisonné, pour un litige avec les autres oulémas au sujet du divorce et il mourut en captivité en 1328. Arrivant à Mardin, Ibn Battuta ne mentionne pas la fatwa qui donnait à la ville son statut 'intermédiaire' et il ne paraît pas, lui si sourcilleux, se sentir en territoire 'ennemi'.


Nous partîmes, et arrivâmes ensuite à la ville de Mâridîn. Elle est vaste, et située au pied d’une montagne ; c’est une des plus belles villes de l’islamisme, des plus admirables et des plus fortes, et une de celles qui possèdent les places les plus jolies. On y fabrique des étoffes qui prennent le nom de la ville, et qui sont faites avec la laine nommée almer’izz [en poils de chèvres, un artisanat encore vivace dans la région, notamment à Hasankeyf]. Cette ville est pourvue d’une forteresse très haute, qui est au nombre des plus célèbres châteaux forts, et qui se trouve sur le sommet de la montagne.

Ibn Djozay ajoute : « Cette forteresse de Mâridîn est appelée Ach-chahbâ, et c’est d’elle qu’a voulu parler le poète de l’Irâk Safiy eddîn ’Abd al’azîz, fils de Sarâya alhilly , dans les vers qui suivent, ex-traits de son poème du genre simth : 
Or, quitte les habitations d’Alhillah, la vaste,
Et détourne-toi avec les chameaux, de la ville de Baghdâd.
Et ne t’arrête point à Mossul, la ville bossue :
Certes, la flamme de la forteresse Chahbâ Brûle le démon des vicissitudes du sort. 
La citadelle d’Alep est aussi appelée Achchahbâ. Et cette poésie, du genre mouçammath, est admirable ; l’auteur l’a composée à la louange du roi victorieux, sultan de Mâridîn. C’était un prince gé-néreux, d’une grande renommée ; il régna dans cette ville près de cin-quante années, atteignit l’époque de Kâzân, le roi des Tatars, et s’allia au sultan Khodhâbendeh, en lui donnant sa fille Dounia khâtoûn.

DU SULTAN DE MARIDIN, LORS DE MON ARRIVEE DANS CETTE VILLE
C’était le roi Sâlih , fils du roi Mansoûr (que nous venons de nommer). Il a hérité du royaume de son père, et il a accompli des actes de libéralité qui sont célèbres. Il n’y a point dans l’Irâk, la Syrie et l’Égypte de personnage plus généreux que lui. Les poètes et les fakîrs vont le trouver, et il leur donne des présents magnifiques, marchant ainsi sur les traces de son père. Il fut visité par Abou ’Abd Allah Mohammed, fils de Djâbir alandalocy almerouy, surnommé Alcafîf, qui fit son éloge, et il lui donna vingt mille dirhems. Il fait beaucoup d’aumônes, et entretient les collèges et les zâouïahs qui fournissent de la nourriture aux étrangers.
Son vizir est un homme d’un rang élevé, savoir le savant imâm, la perle du siècle, le phénix de l’époque, Djamâl eddîn Assindjâry. Il a professé dans la ville de Tibrîz, et s’est mis en relation avec les principaux ’oulémâ. Son kâdhi suprême est le parfait imâm Borhân eddîn Almaoussily, qui rapporte sa généalogie au saint cheïkh Fath Almaoussily. Ce kâdhi est pieux, modeste et ver-tueux ; il porte un grossier habillement de laine, dont le prix n’arrive pas à dix dirhems. Son turban est à peu près du même genre. La plu-part du temps, il prononce ses jugements dans la cour de la mosquée, qui est hors du collège, et dans laquelle il fait ses dévotions. Quand une personne qui ne le connaît point le voit, elle pense que c’est quel-que serviteur du kâdhi et un de ses aides. 
ANECDOTE
On m’a raconté qu’une femme se rendit près de ce juge, pendant qu’il se trouvait hors de la mosquée. Or elle ne le connaissait pas ; elle lui dit : « O cheïkh, où siège le kâdhi ? » Il lui répondit : « Que lui veux-tu ? » Elle reprit : « Certes, mon mari m’a battue ; de plus, il a une seconde épouse et ne fait point la part égale entre nous, en ce qui concerne la cohabitation nocturne. Je l’avais cité devant le kâdhi ; mais il a fait défaut. Pour moi, je suis pauvre et n’ai rien à donner aux gens du kâdhi, afin qu’ils l’amènent à son tribunal. » Il dit : « Et où est située la demeure de ton mari ? » La femme répondit : « Dans le village des Matelots, hors de la ville. » Il reprit : « J’irai avec toi chez lui. » La femme dit : « Par Dieu, je n’ai rien à te donner ! » Et il répliqua : « Et moi, je n’accepterai rien de toi. » Puis il ajouta : « Dirige-toi vers le village, et attends-moi à t’extérieur, car je te suivrai. » Elle par-tit, ainsi qu’il le lui avait ordonné, et l’attendit. Le kâdhi arriva, sans que personne fût avec lui, car c’était son habitude de ne se laisser sui-vre par aucun individu. La femme entra avec le juge dans le logement de son mari, et lorsque ce dernier l’aperçut, il dit : « Quel est ce malheureux cheïkh qui t’accompagne ? » Le kâdhi repartit : « Oui, par Dieu, je suis tel que tu le dis ; mais contente ta femme. » Leur entretien s’étant prolongé, des personnes survinrent, qui reconnurent le juge et le saluèrent. Alors le mari eut peur et fut couvert de confusion. Mais le juge lui dit : « Ne crains rien, et répare le tort que tu as envers ta femme. » Le mari donna satisfaction à son épouse ; le kâdhi leur fournit la somme nécessaire à la dépense de ce jour-là, et il partit. J’ai vu ce kâdhi, qui me donna l’hospitalité dans sa maison."

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