mercredi, novembre 30, 2011

TURQUIE : NOUVELLE VAGUE D’ARRESTATION DANS LES MILIEUX INTELLECTUELS ET JOURNALISTIQUES


Une nouvelle vague d’arrestations en Turquie a frappé, ce mois-ci, principalement les milieux intellectuels, journalistiques et du monde de l’édition.
Parmi les inculpés, la figure emblématique de l’éditeur Ragip Zarakolu, accusé « d’appartenance à une organisation terroriste ». Âgé de 63 ans, Ragip Zarakolu aura connu, tout au long de sa carrière d’éditeur et de militant pour les droits de l’homme, les foudres des régimes successifs à la tête de la Turquie. Ayant fondé les éditions Belge, Ragip Zarakolu a été régulièrement condamné, durant 40 ans, pour avoir publié les livres de prisonniers politiques, des ouvrages sur le génocide arménien, la question kurde, ou sur Chypre.

L’arrestation de Ragip Zarakolu est à replacer dans un coup de filet très vaste, incluant aussi des universitaires, sous le prétexte de démanteler l’Union des communautés kurdes (KCK), organisation politique interdite, que le gouvernement accuse d’être la branche politique du PKK. Déjà, en octobre, une centaine de personnes avaient été arrêtées pour appartenance au KCK, dont le propre fils de Ragip Zarakou, Deniz et un professeur de sciences politiques à l’université de Marmara membre du BDP, Büsra Ersanli, que l’historien spécialiste de la Turquie, Étienne Copeaux, présente comme « l’une des premières à s’être attaquée au sujet extrêmement sensible de la fabrication d’un récit historique entièrement tourné vers la glorification du peuple turc ».

La procédure lancée contre le KCK en avril 2009 a jusqu’ici permis 8000 garde à vue et 4000 inculpations, l’emprisonnement de 5 députés, 10 maires, 30 conseillers municipaux, de nombreux membres et sympathisants du parti kurde BDP, qui se trouve ainsi décimé dans sa représentation politique. Le caractère abusif des actes d’accusation est dénoncé comme une tentative d’éradiquer la société civile kurde de ses militants, même pacifistes, quitte, pour cela, à encourager la reprise de la guerre.

Plus de 4500 membres du BDP ont été ainsi arrêtés au cours de ces six derniers mois et parmi eux, plus de 1600 personnes ont été emprisonnées. Selon l’éditorialiste Ahmet Insel, « Le premier ministre a adopté une stratégie d’éreintement du PKK, juste après les élections municipales de 2009, frustré de ne pas être sorti vainqueur contre le BDP. Depuis lors, les mentors et les partisans de cette stratégie mènent un bombardement de propagande (…) Elle vise à nettoyer le champ politique de tous les « Kurdes hypocrites » et de ceux qui les soutiennent. La police, la justice et les médias y travaillent main dans la main ».

Hors de Turquie, les milieux universitaires et les chercheurs spécialistes de la Turquie s’émeuvent de cette situations et se regroupent en comité de défense et de soutien des inculpés. Ils tentent aussi d’alerter l’opinion publique. Ainsi les chercheurs Hamit Bozarslan, Cengiz Cagla, Yves Déloye, Vincent Duclert, Diana Gonzalez et Ferhat Taylan ont créé, le 21 novembre, le Groupe international de travail « Liberté de recherche et d’enseignement en Turquie », qui a pour but « la défense des libertés académiques en Turquie » et « veut opposer des principes simples et communs à une situation intolérable de menaces et d’arrestations de nos collègues » :

« Dans un moment où, par une remarquable opération de marketing, on promeut la démocratie turque comme un modèle pour le monde arabe, cette dernière vague d’arrestations révèle une fois pour toutes le mode de fonctionnement du pouvoir AKP : réduire à néant le mouvement politique kurde, inculper les intellectuels de Turquie qui travaillent à l’arrêt des combats à l’est du pays, s’emparer de l’appareil d’Etat pour écarter toute opposition, intimider l’ensemble des médias, et se draper pour finir dans le drapeau de la démocratie pour mieux égarer des opinions européennes complaisantes. En somme, c’est une démocratie "bonne pour l’Orient" qu’on essaie de nous vendre ici. Nous dénonçons cette stratégie qui vise à terroriser la société turque au nom de la lutte contre le terrorisme. Un journaliste d’investigation n’est pas un terroriste, un universitaire engagé n’est pas un criminel, un éditeur indépendant n’est pas un traître. Ces hommes et ces femmes sont l’honneur de la Turquie. Nous appelons la communauté à faire pression sur le gouvernement turc pour la libération des prisonniers d’opinion. Nous demandons aux Etats européens de sortir de l’angélisme et de regarder l’histoire en face. » (Le Monde).

Un des journalistes arrêtés, Dogan Yurdakul, explique, dans une lettre écrite de sa prison, traduite et publiée sur le blog « Au fil du Bosphore » du journaliste uu Monde Guillaume Perrier :

« Jadis dans ce pays, on utilisait le communisme comme prétexte contre les journalistes de l'opposition et on les envoyait en prison. La guerre froide finie, aujourd'hui on les arrête en prétendant qu'ils sont « terroristes ». C'est-à-dire qu'en un demi-siècle, il n'y a eu aucune évolution concernant la démocratie et la liberté d'expression. En Turquie, actuellement, beaucoup de journalistes craignent qu'une équipe policière du contre-terrorisme vienne frapper à leurs portes au petit matin. (…) Un récent changement dans le code de la procédure pénale (CMUK) a donné un nouveau pouvoir aux procureurs investis de compétences spéciales et leur permet de restreindre les preuves à la défense. Après nos arrestations, le procureur chargé de nous poursuivre dans cette affaire a fait une déclaration publique dans les médias dans laquelle il précisait que nous n'étions pas « arrêtés pour nos activités journalistiques mais pour d'autres crimes dont il détenait les preuves qu'il tenait secrètes ». Le premier ministre, Monsieur Erdoğan, a tenu les mêmes propos lorsqu'on lui a posé une question concernant cette affaire au parlement Européen. »

Arrêté en mars dernier avec Soner Yalçin et six autres journalistes d'Oda TV, Dogan Yurdakul est détenu dans la même cellule que les deux journalistes Nedim Sener et Ahmet Sik. Dogan Yurdakul enquête et a écrit sur l’État profond en Turquie, Nedim Şener sur le meurtre du journaliste arménien Hrant Dink, de même Ahmet Şık, dont le livre « Imam ordusu » (L'Armée de l'Imam) a été interdit avant même sa parution.

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