mardi, juin 14, 2011

Les Petits-Enfants : Naz

J'ai été élevée en tant que Kurde musulmane. Je faisais même mes prières quotidiennes. Mon père allait à la mosquée comme tous les voisins.
Lorsque l'on m'a raconté pour la première fois l'histoire de ma famille, j'étais en état de choc – j'en ai presque perdu la tête. Un jour – j'étais alors en terminale –, nous étions assis dans le salon, et discutions des origines des noms de famille. Mes parents ont alors commencé à nous expliquer que, dans le passé, notre famille était chrétienne et arménienne. Nous sommes six frères et sœurs ; je ne sais pas ce que mes frères et sœurs ont ressenti, mais moi, j'étais complètement abasourdie.
J'étais face à un dilemme. En fait, ce n'était pas tant l'histoire des massacres qui m'avait ébranlée, car on ne peut défaire le passé. Mais je me suis alors demandé quelle religion prêchait la vérité. J'ai alors étudié, avec toute ma famille. Nous avons étudié l'islam et le christianisme de plus près. Finalement, nous avons choisi le christianisme, c'est cette religion qui nous a paru être celle du véritable chemin. Nous nous sommes convertis. Aujourd'hui, notre famille est chrétienne.
Pendant cette période de conversion, nous avons eu quelques différends avec nos voisins. À l'heure qu'il est, notre maison est appelée "la maison des infidèles". Les gens de notre quartier ont appris notre conversion au christianisme parce que mon père a arrêté d'aller à la mosquée. Tous les vendredis, les voisins venaient frapper à la porte pour le chercher, mais mon père avait décidé de ne plus y aller. Un jour, il leur a dit ouvertement : "Nous avons changé de religion." C'est à partir de ce moment-là que nous avons vécu des moments difficiles. Les enfants du village ont commencé à jeter des pierres sur notre porte. Une fois même, alors que nous disions nos grâces, un voisin qui nous avait entendus a ameuté le reste du village en criant : "Voisins, venez tous, l'islam court à sa perte." (Un silence). Pourtant, ces mêmes voisins savaient déjà que nos ancêtres étaient des chrétiens convertis à l'islam. Ils ont coupé tout contact avec nous pendant un an. Puis, nos relations se sont adoucies petit à petit. Mon père est soudeur, et allait les aider en cas de besoin. Aussi, nous avons tous, dans la famille, essayé de contribuer autant que possible à la vie du village ; nous leur rendions visite pendant les fêtes musulmanes, par exemple. Nos voisins ont alors reconsidéré leur opinion, et nous ont appréciés de nouveau… Aujourd'hui, mon père est même inclus dans les assemblées des hommes qui ont lieu pendant les fêtes et les jours de repos. Les femmes de la famille sont acceptées parmi les autres femmes du village : nous nous rendons visite régulièrement. Nos relations sont, pour ainsi dire, normales. Mais si un étranger demande après la "maison des infidèles", tous sauront lui indiquer le chemin qui mène chez nous.
Sur nos cartes d'identité, figure toujours le mention "religion : islam". J'ai souvent pensé changer cette mention pour aller nous inscrire en tant que chrétiens, mais j'ai préféré nous éviter un éventuel mauvais traitement. On ne sait jamais comment les fonctionnaires pourraient réagir. Tout le monde n'a pas l'esprit ouvert et compréhensif.
(…)
Les parents de mon père ont été mariés par les familles musulmanes qui les avaient élevés dans leurs villages respectifs ; ces familles s'étaient rencontrées et avaient pensé : "Ils sont pareils, marions-les." Ils avaient préféré les unir, plutôt que de les marier à leurs propres enfants, puisqu'ils avaient les mêmes origines.
Dans notre famille, il y a des syriaques, des Arméniens et des musulmans. Mes tantes – les sœurs de ma mère – se sont mariées avec des syriaques et vivent en tant que syriaques. Ma sœur a épousé un Arménien. Quant à ma grand-mère et mon grand-père paternel, ils sont toujours musulmans, et font leurs cinq prières quotidiennes. C'est tout un mélange, des chemins de vie différents.
(…)
Dans notre région, c'est le peuple même qui a commis des crimes pendant cette période noire. Je n'ai jamais entendu parler de massacres par les militaires. Les hommes influents du village se seraient réunis – une dizaine, voire une quinzaine d'hommes – pour assassiner les Arméniens et d'autres chrétiens. Ils les auraient tous exterminés. Les assassins du grand-père de mon père vivent encore dans notre village – enfin, leurs descendants. Nous n'avons jamais fait connaissance, mais je sais de quelle famille il s'agit et où elle habite.

Les petits-enfants, Ayşe Gül, Fetiye Çetin.

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