mardi, novembre 23, 2010

Le paradoxe du monothéisme

Au cours des années vingt de ce siècle, paraissait en France, à Paris, la traduction d'une double trilogie qui était l'œuvre d'un éminent philosophe et romancier russe, Dimitri Merejkowski. La première de ces trilogies racontait le drame religieux de l'empereur Julien et portait comme titre La Mort des Dieux. Totalement opposé dans son esprit au grand drame de Henrik Ibsen, intitulé Empereur et Galiléen, elle laissait le lecteur dans l'attente d'un répons qui serait la résurrection des Dieux. De fait, tel était le thème de la seconde trilogie de Dimitri Merejkowski. Cette fois c'était l'épopée simultanément spirituelle, artistique et scientifique de Léonard de Vinci qui justifiait le titre de Renaissance des Dieux. Mais en définitive que fallait-il entendre par là et que fallait-il attendre de cette Renaissance au passé ? Avait-elle seulement le pouvoir de démentir une célèbre prière sur l'Acropole évoquant les Dieux morts, dormant ensevelis dans leur linceul de pourpre ? Si un tel pouvoir existait, il fallait que cette pourpre fût non pas la pourpre d'un crépuscule mais la pourpre d'une aurore. En lisant, l'an dernier, le vigoureux livre de James Hillman nous proposant le programme d'une psychologie "re-visionnaire" dont je traduirais volontiers le titre en français par "psychologie d'une résurgence de Dieux", je me dis qu'il pouvait bien s'agir de la pourpre d'une aurore, et que peut-être même elle était déjà là à notre insu, depuis toujours, car sans la clarté de cette aurore comment pourrions-nous déchiffrer le message de son héraut ? C'est en quelque sorte le phénomène du Soleil de minuit au Grand Nord, le phénomène d'un crépuscule s'inversant en une aurore levante, que nous présente ce que je voudrais signifier en parlant du "paradoxe du monothéisme". "Le Dieu-Un et les Dieux-multiples", I.1, Le Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.

La langue de Corbin, cette écriture qui a si bien rendu Sohrawardî et tous les Ismaéliens, montre aussi combien son intelligence était poétique, c'est-à-dire intuitive, apte à capter dans une image tout une théorie de reflets chatoyants. Ainsi la pourpre du crépuscule qui se fait pourpre aurorale évoque aussi, bien sûr, le Gabriel de Sohrawardî, dont il faut "reblanchir" l'aile assombrie, c'est-à-dire la rendre au matin :

Et c'est ainsi que l'Archange empourpré explique son apparence par analogie avec le pourpre du crépuscule qui est le mélange du jour et de la nuit, comme si l'entrée en contact des Célestes avec les Terrestres se manifestait par cette couleur. C'est cela même qu'exprime encore Sohravardî dans la vision fascinante des deux ailes de Gabriel l'Ange : une aile de lumière et une aile enténébrée. Abolir cette ténèbre, reconquérir la lumière perdue, ce sera la forme que prend chez les Ishrâqîyûn la gnose salvatrice.  II. Les hiérarchies divines, 1. La dramaturgie théogoniqueLe Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.
De même ce crépuscule qui, à force de s'enfoncer dans la nuit va tourner au matin, ce Soleil de Minuit (le Soleil noir des veilles mystiques) trouve aussi sa correspondance avec le Minuit qui annonce, chez les chiites, le retour du Mahdî, alors que le zénith du soleil de midi amorce la grande Occultation. Et tout aussi bien la nuit qui dure deux nuits et une journée, celle de la Passion, dans ce nadir de l'âme "où la grâce ira nous chercher" comme écrivait Jankélévitch  :

C'est au fond du désespoir que la grâce ira nous chercher ; mais on n'est jamais au fond tant qu'on le sait : car le désespoir qui "sait" transcende encore son malheur ; car ce désespoir trop conscient est une pseudo-douleur, une impure douleur, au lieu d'être la douleur sincère qui souffre par amour et remords, et qui reprend confiance dans le doute le plus extrême ; car le désespoir qui se regarde désespérer dans un miroir et louche sur sa belle âme est, comme nous le disions, un disperato de théâtre et une sublime attitude, et il devient à la fois spectateur de lui-même et spectacle pour lui-même au lieu d'être un vrai désespoir tragique. La rédemption, sauvetage in-extremis, consolera le désolé à la dernière minute ou du moins à l'instant pénultième en le faisant rebondir du non-être dans l'être. Telles sont les trois heures obscures du mont Calvaire "entre la sixième heure et la neuvième", quand les ténèbres s'abattent sur toute la terre et que tout est en suspens. Alors les êtres retiennent leur respiration et n'attendent même plus l'aurore. C'est le trou noir dans l'extrême agonie. Le vide béant. L'autel éteint. Le silence tragique. Beaucoup de désespérés ont eu ainsi leurs trois heures d'angoisse et de délaissement ; dans l'éternité provisoire de leur agonie, bien des hommes se sont demandés une fois : à quoi bon ? et ont reproché à Dieu leur déréliction et leur solitude : "Il souffre cette peine et cet abandon dans l'horreur de la nuit", dit Pascal d'une autre ténèbre et d'une autre solitude. Car c'est au jardin des Oliviers que Jésus s'écrie : Triste est mon âme jusqu'à la mort. Jusqu'à la limite de la mort ! usque ad mortem... Cette angoisse mortelle, cette angoisse majeure, cette suprême angoisse, c'est le désespoir lui-même, autrement dit la maladie mortelle et l'acumen tragœdiae après lequel il n'y a plus que l'aube de la renaissance... Il faut donc aider la grâce et faire comme si notre peine devait servir à quelque chose, mais non pas avec l'intention expresse, intéressée et mercenaire de l'utiliser pour notre salut. L'âme qui se sera prêtée sans calcul ni arrière-pensée à sa nuit de Gethsémani sera mieux aguerrie pour affronter ensuite cet enfer d'entre midi et trois heures, ce minuit méridien, cette nuit en plein jour ; sur le moment l'enfer du désespoir apparaît au désespéré comme un présent éternel et définitif, mais après coup l'enfer éternel n'aura duré que trois heures ; après coup notre labeur aura finalement servi à quelque chose ; désespérer ce n'est donc pas travailler fructueusement en vue de ses intérêts, de ses affaires ou de sa candidature, mais consentir à l'épreuve dans un esprit de renoncement et d'entière innocence." Vladimir Jankélévitch, Les Vertus et l'amour, I, Si la vertu s'apprend.


Ainsi, l'intuition "imaginale"qui se traduit en poétique "imaginale", a les mêmes effets que ce que Corbin voit dans les diagrammes de Haydar Âmolî, où
Il s'agit en bref de faire apparaître au niveau de l'Imagination active une structure correspondance à un schéma intellectif pur. C'est pourquoi Haydar Âmolî parle d'"images intellectives" ou "images métaphysiques" projetées dans le pur espace imaginal.  I. Le Dieu-Un et les Dieux-multiples, 3, Les diagrammes de l'Un unifique et des théophanies multiples; Le Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.

Comme les miroirs des diagrammes de Haydar Amolî, derrière la pourpre du soir et de l'aurore, se reflètent tout ensemble Gabriel, l'Imam, le Christ, selon l'héccéité de nous tous. Car si "le coup de génie" de Haydar Âmolî a été de discerner que la 73e secte d'islam qui sera sauvée est celle qui englobe en fait les 72 recensées – "La 73e qui sauve ce n'est pas 72 + 1 mais le centre des 72"– on peut tout aussi bien, en notre période d'horrible "relativiiiissssme", comme le sifflent d'effroi nombre de "croyants" peu sûrs d'eux, réintégrer dans les 72, les religions du 22e diagramme que Haydar nomme "les hommes de désirs", et où le chiite a juxtaposé toutes les sectes et religions énumérées par Shahrastanî. Relativisme de ces miroirs reflétant le miroir central et unique en lequel flambe un seul cierge :

Le contemplatif "voit dans chaque miroir un autre cierge" et un cierge unique au centre. Tout autour les miroirs multiples sont autant d'épiphanies du cierge unique : l'Un toujours Un, comprésent dans les multiples (1 X 1 X 1 X 1, etc.). Alors, tel est aussi le situs de la seule secte salvatrice, comme le suggère discrètement Haydar Âmolî. Le centre est le point d'origine et de retour des rayons. La question n'est pas de passer, de "se convertir" d'une case à l'autre ; elle est de gagner le centre à partir de l'une quelconque des cases, parce que "être au centre", c'est saisir la vérité de toutes les cases, c'est être pour elles "l'arche de salut". Un seul groupe peut être cette arche : le centre. Un propos du Prophète énonce : "Les voies vers Dieu sont aussi nombreuses que les respirations des créatures". Comme l'explique Sayyed Haydar : il ne s'agit pas de la voie définie par les obligations légales, mais de la voie propre à chaque être en raison de la norme intérieure propre à son être, car c'est cela "la voie droite ontologique" (al-sirât al-mostaqîm al-wojûdî).  Id.
Cela doit être une des raisons (bonnes ou mauvaises)  de mon extrême réserve sur les "conversions" et même de la méfiance qu'un converti m'inspire d'emblée (oui, c'est un préjugé et c'est mal) : celui de quelqu'un qui aurait refusé d'accomplir ce qu'il est, qui aurait trahi son heccéité en quelque sorte, c'est-à-dire son Nom divin ou sa théophanie, son être propre. Car n'y a-t-il pas au fond, correspondance entre ce que nous sommes en étant et la "case spirituelle" que nous avons à attirer au centre ? Cette case-là est-elle pur hasard ou résulte-t-elle de notre demande préalable d'un nom divin (ou de sa manifestation dans une prophétie ou une révélation), parce qu'elle est notre être ?

Zayd ne peut lui objecter : pourquoi m'as-tu créé de telle et telle manière ? Cette objection tomberait d'elle-même, parce que ce qui est manifesté de Zayd, c'est ce qui appartient dès toujours à son essence et requiert d'être manifesté de telle ou telle manière (…). De même, lorsque l'écrivain confère l'être à quelque lettre d'entre les lettres, oralement ou par écrit, celle-ci ne peut objecter à l'écrivain : pourquoi me fais-tu exister de telle ou telle manière ? L'écrivain lui dirait : c'est ton individualité éternelle, ta quiddité, qui exige cela. Il ne m'est loisible que de conférer l'être à ce que tu es (non pas à ce que tu n'es pas)". Bref, l'acte d'exister est conféré en réponse à la demande muette (lisân al-hâl) que formule l'état même de l'heccéité dans laquelle est investi tel ou tel Nom divin. Id.

Ibn Arabî l'avait dit :

Sache donc ta réalité essentielle, sache qui tu es, en quoi consiste ton identité personnelle, quel lien te relie au Réel [divin] par lequel tu es Réel [divin] et par quoi tu es "monde" "différent", "autre" et le sens de ces expressions. C'est en cela que les savants diffèrent en excellence, l'un savant, l'autre plus savant.
Le Réel [divin] est à telle ombre singulière, petite ou grande, plus ou moins claire, comme est la lumière à ce qui la voile au regard, dans le verre coloré qui la colore de sa propre teinte. Dans la réalité même, la lumière est incolore, mais tu la vois colorée. C'est comme un symbole de ce qu'est ta réalité essentielle à l'égard de ton Seigneur. Si tu dis que la lumière est verte, parce que tel est le verre, tu dis vrai, fidèle au témoignage de tes sens. Mais si tu dis qu'elle n'est pas verte, qu'elle ne possède aucune couleur, selon ce que t'accorde le raisonnement déductif, tu dis vrai, ce dont témoigne pour toi l'inspection de l'intellect sain. Il s'agit bien d'une lumière qui s'épanche au prisme d'une ombre, qui est le verre elle-même, et c'est une ombre lumineuse de par sa clarté. Philosophies d'ailleurs II, Pensées arabes et persanes, Christian Jambet.
Passer d'une case à l'autre serait se faire le faussaire de sa propre heccéité (d'où la hargne de certains transfuges plus occupés à dénigrer leur case d'origine qu'à accomplir et magnifier la nouvelle, ce qui leur donne, pour le coup, des allures de renégats...)
Car l'intégralité du Nom divin, ce sont tous deux ensemble le Nom et son miroir, sa forme de manifestation, non pas l'un sans l'autre ni l'un confondu avec l'autre (à la façon d'une union hypostatique). Ce sont les deux ensemble qui constituent la totalité et la réalité d'un Nom divin. C'est cela l'ontologie intégrale fondée sur la fonction épiphanique, laquelle supporte le "secret de la condition seigneuriale".
Rabb est en effet un nom propre qui postule et implique la relation avec celui dont il est le seigneur, son marbûb (le marbûb "porte" le Nom ; son nom est théophore). Un grand mystique, Sahl Tostarî, définit ainsi le secret en question : "La condition seigneuriale divine a un secret, et c'est toi. Si ce toi venait à être enlevé, la condition seigneuriale du seigneur divin serait également abolie. Nous avons déjà relevé ailleurs l'idée du pacte chevaleresque sous-jacente au rapport mystique du Rabb et du marbûb, du seigneur et de son vassal, son "théophore". Il y a interdépendance entre l'un et l'autre, l'un ne peut subsister sans l'autre. C'est cela même qui, en Occident, a inspiré certains des plus beaux distiques d'Angelus Silesius : "Dieu ne vit pas sans moi ; je sais que sans moi Dieu ne peut vivre un clin d'œil." Le "secret de la condition divine", c'est cela. C'est ce secret qu'il ne faut pas oublier, lorsque l'on prononce, comme nous le faisions au début, les mots de "mort" et de "renaissance des Dieux". . Le Dieu-Un et les Dieux-multiples, 2, L'ontologie intégrale et les théophanies ; Le Paradoxe du monothéisme, Henry Corbin.

Il s'agit d'une relation puissante et complexe de vassalité et d'amour, où la dépendance la plus grande n'est peut-être pas celle que l'on imagine. Car s'il n'est pas anodin, pour soi-même, de "renier son Seigneur", le Rabb de notre être dépend de nous tout autant que nous émanons de lui  : de ce seigneur nous sommes le château-fort, le castellum, de Maître Eckhart et que peut-être un seigneur sans château ? Loin de ce que les termes de seigneurialité et de vassalité, de dépendance et de soumission peuvent suggérer de contrainte déplaisante, il ne faut jamais oublier que tout ceci s'entend dans un rapport d'amour fou, dans cette hiérarchie complexe qui entrelace les liens de l'aimé et de l'amoureux, "une histoire complexe, multiple, pure et composée", comme dirait Salinger. 


Francesco di Giorgio Martini
Trattato di archittetura
1470, Biblioteca Nazionale, Turin

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