jeudi, novembre 25, 2010

La révolution de l'égalité : Alep, 1850

La transition vers l'État moderne ne touche pas seulement aux questions institutionnelles et de législation, elle modifie en profondeur les rapports entre le pouvoir et la société et s'enracine dans ce qui est sans doute la grande rupture sociale moderne : la fin des sociétés de statut et la révolution de l'égalité. Avec elle se trouve remis en cause le patronage du fort sur le faible qui régisse traditionnellement la relation socio-politique, qu'il s'agisse des rapports entre clans d'inégale puissance en monde tribal ou du lien unissant le souverain à ses protégés. Dans les sociétés musulmanes d'empire, où l'appartenance à l'islam constitue le critère principal du statut, c'est le dhimmi, le non-musulman protégé/soumis qui incarne la figure par excellence du faible. On sait que le contrat de la dhimma fonde la discrimination légale et symbolique à l'encontre des communautés non musulmanes du Livre, tout en leur garantissant une place dans la société et la protection du pouvoir musulman. Théoriquement interdits d'accès aux plus hautes fonctions de l'État et de l'armée, et soumis à l'impôt discriminatoire de la jizya, les dhimmis sont tenus de respecter un ensemble d'interdits symboliques destinés à marquer, dans l'espace public, leur infériorité statutaire : ils ne peuvent porter ni du vert, ni chevaucher des montures nobles, ni construire des demeures à étages ou tenir le haut du pavé. Ce statut légal de principe recouvre en réalité des pratiques historiquement très diversifiées selon les lieux et les moments. Il ne dit rien surtout des interactions complexes entre les communautés, des liens économiques et des solidarités de quartier qui les unissent le plus souvent au quotidien, des sociabilités communes voire des rituels religieux partagés. Quoi qu'il en soit, les balbutiements d'une nouvelle communauté nationale ottomane sont concomitants du renversement qui affecte, au cours du second XIXe siècle, les rapports entre musulmans et dhimmi, et cette recomposition des rapports communautaires, qu'il nous faut maintenant approfondir, constitue l'un des obstacles majeurs au processus de construction nationale. Dans les sociétés du Proche-Orient arabe, l'un des symptômes les plus éclatants en est l'émeute confessionnelle, phénomène inédit, qui, loin d'être un atavisme des sociétés multiconfessionnelles, entre dans les convulsions qui accompagnent les avancées de la modernité économique et politique.
L'émeute qui éclate à Alep en Syrie en 1850 est un cas d'école. S'y superposent l'affrontement traditionnel entre factions urbaines rivales, la protestation conservatrice contre la réforme et le scénario inédit de la violence confessionnelle. Rappelons brièvement les faits. À la suite d'une récente opération de recensement, des rumeurs circulent qui font état de l'imposition d'une nouvelle taxe, le ferdé, et de la conscription des adultes mâles de la ville. Le soir de la fête du sacrifice qui clôt la période du pèlerinage à La Mecque, des manifestants convergent vers le palais du gouverneur ottoman pour réclamer l'abolition de la conscription et du ferdé et exiger la nomination d'un gouverneur local. Le leader de la faction des Janissaires relaie les revendications des émeutiers auprès des autorités qui, dans un premier temps, le nomment gouverneur de la ville pour tenter de ramener l'ordre, avant de modifier leur stratégie et de s'appuyer sur la faction adverse des notables civils tout en faisant bombarder les quartiers insurgés. Les troubles ont pris naissance dans les quartiers est de la ville peuplés de migrants ruraux et d'hommes des tribus, Bédouins, Kurdes ou Turcomans, masse de manœuvre habituelle de l'émeute urbaine. Face au rejet de leurs revendications, ils marchent sur les nouveaux faubourgs chrétiens développés hors les murs, au nord de la ville. S'ensuivent deux jours de pillages et de massacres mêlés de combats entre faction militaire et faction civile, avant que la violente répression ottomane ne parvienne à ramener l'ordre.
Cette émeute s'inscrit à l'évidence dans le registre de la résistance populaire aux réformes introduites à l'ère des tanzimat, du refus de l'État moderne, synonyme de fiscalité et de conscription. Notons du reste que si le ferdé est particulièrement honni, c'est qu'il s'agit d'un impôt par tête jugé moins équitable que les formes traditionnelles de taxation collectivement imposées aux groupes et pondérées par les chefs de communauté en fonction des ressources de chacun. À ce premier niveau, l'émeute dit clairement l'aliénation nouvelle de la société à l'égard de l'État en transition. Restent les dérives vers la violence confessionnelle. Ce sont les Grecs-catholiques enrichis des nouveaux quartiers nord d'Alep qui ont constitué la cible principale des émeutiers et non l'ensemble des chrétiens de la ville. Ces grands commerçants, qui travaillent le plus souvent en liaison avec des maisons de commerce européenne, tendent à se regrouper dans des périphéries urbaines modernes, homogénéisées sur le plan des appartenances religieuses. Ils cherchent dans le même temps à imposer une ségrégation confessionnelle inédite au sein des guildes de métier où chrétiens et musulmans se mêlaient jusque-là, ceci à l'heure où le déclin du commerce caravanier touche de plein fouet toute une population de petits artisans et commerçants musulmans liés aux Janissaires et aux corporations de quartier. Si bien que l'émeute exprime aussi la recomposition des rapports islamo-chrétiens dans la ville comme l'attestent un certain nombre d'exigences symboliques émises par les insurgés : ils demandent que l'on interdise la sonnerie des cloches, l'usage des croix dans les processions et la possibilités pour les chrétiens d'avoir des domestiques musulmans. Il faut rappeler que, peu avant le déclenchement des troubles, l'entrée solennelle du patriarche grec-catholique, à grands renforts de cloches et de tirs de réjouissance, avait pris des allures de provocation pour la population musulmane sensible à l'arrogance des anciens protégés. La réponse ottomane ne fait qu'aggraver les polarisations confessionnelles en permettant aux chrétiens d'attaquer en justice les coupables musulmans et plus encore en décidant de lever une indemnité compensatoire sur l'ensemble des musulmans de la ville, une punition collective vécue comme une profonde injustice et une inadmissible atteinte à l'honneur de la communauté.
Nadine Picaudou, L'islam entre religion et idéologie, V, La révolution de l'égalité.

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