mercredi, octobre 20, 2010

théâtre de la Turquie, XXX : Des désordres que peuvent causer dans l'Empire la pluralité des sectes qui l'habitent

ART XIV : Des Solaires ou Chams.

Les Solaires sont ainsi appelés à cause que l'on croit qu'ils adorent le Soleil, c'est la moindre Secte qui soit dans tout l'Orient, considéré le petit nombre qu'ils sont, qui ne revient pas à plus de neuf ou dix mille âmes, aussi ne se trouvent-ils que dans la Mésopotamie et aux environs.
Ils n’ont ni temples ni églises pour prier Dieu et ne s’assemblent qu’en certains lieux souterrains et écartés des villes, pour y conférer ensemble et traiter des matières de leur Religion, ce qu’ils font si secrètement, qu’on n’a jamais rien pu découvrir de ce qu’ils y faisaient, par ceux-même d'entre-eux qui se sont convertis à la Foi, dans la crainte qu'ils avaient que cela venant à se savoir, ils ne fussent assassinés par les autres, suivant la résolution qui en a été prise dans leurs assemblées.
Il y a environ six ans que deux jeunes hommes de cette Nation vinrent à Alep, où ils se firent baptiser par l'Évêque Catholique des Arméniens, et abjurèrent leurs erreurs en général, sans vouloir jamais rien spécifier, quelque instance qu'on leur en fît, des mauvaises pratiques et superstitions de leur malheureuse Secte, pour la raison que nous venons de dire.
J'en ai connu un qui était un riche Marchand dans le voyage que je fis de Diyarbekir en Bagdad, lequel se faisait appeler dans notre caravane Joseph, qui est un nom commun aux Chrétiens, aux Turcs et aux Juifs : Afin de se déguiser encore davantage, il portait un turban neutre, c'est à dire qu'un chacun peut prendre de quelque Secte ou Nation qu'il soit, Chrétienne ou Infidèle ; aussi ne me fut-il jamais possible de juger par ses actions non plus que par ses habits et ses discours de laquelle de ces trois Religions il était, parce qu'il n'en faisait aucun exercice, vivait comme un Païen, et s'entretenait de même. Sur l'avis qu'on me donna qu'il était Chamsi, je voulus m'éclaircir de la vérité , et m'enquis pour cet effet d'un jeune Mahométan qui était à son service, quelle Religion professait son Maître : mais soit qu'il eût honte de me le dire, ou qu'il ne le sut pas, il me répondit qu'il était Musulman comme lui, encore bien que ses autres valets m’assurassent du contraire. Le voyant un jour en bonne humeur et proche de moi, je me mis à l'entretenir de choses indifférentes, et après quelques discours je pris la liberté de lui demander s il n’était pas Chrétien : il me dit à voix basse qu'oui : Mais sur l’instance que je lui fis de me déclarer le nom de sa Secte, il changea de discours, et ne me voulut pas donner davantage d'éclaircissement, ce qui me confirma dans ce que l'on m'avoit dit, à savoir qu'il était Solaire : outre que je voyais que la pluspart des Turcs en lui parlant, l'appelaient Gabour, qui est le nom qu'ils donnent-ordinairement à tous les Chrétiens de quelque Secte ou Nation qu'ils soient.
Les Pachas voyant que les Solaires n'avaient point de Temples, et qu'ils vivaient comme des bêtes sans professer aucune Religion, qui les fit connaître par son rite et ses cérémonies comme celle des autres Nations, les ont sollicité plusieurs fois avec de belles promesses de se faire Mahométans , ou bien qu'ils eussent à se déclarer de quelque Secte Chrétienne particulière, qui fut connue et tolérée dans l'Empire du Turc, qu'autrement ils les feraient tailler en pièces, et faire main basse sur eux: ce qui les obligea il y a quelques années de s’agréger aux Syriens ou Jacobites, pour éviter de se faire Turcs: si bien que depuis ce temps-là ils leur font baptiser leurs enfants, et enterrer leurs défunts, sans vouloir toutefois observer les pratiques du Christianisme, ni quitter leurs premiers sentiments, qu'ils fomentent et entretiennent à l'ordinaire par le moyen de ces assemblées secrètes, qu'ils n'eussent pû faire si commodément, s'ils se fussent déclarés Mahométans à l’instance des Pachas.
Il y a aux environs de Bassora une Secte ridicule presque semblable aux Solaires, qu'on appelle les Chrétiens de saint Jean, qui se rebaptisent plusieurs fois, sans se servir néanmoins de la forme ordinaire, et des paroles prescrites ou ordonnées par Notre Seigneur : ce qui fait que leur baptême n'en n'a que le nom. Leur conversion à ce que j'ai ouï dire est assez difficile: encore bien qu'ils soient dans une profonde ignorance, et qu'ils paraissent d’ailleurs assez affectionnés aux Chrétiens, particulierement aux Religieux, suivant ce que j'en ai pu remarquer à Bagdad, où j'en ai vu quelques uns. Je ne dis rien de leur Religion, de leur origine, et de leurs pratique laissant à traiter certe matière à ceux qui les connaissent mieux que moi, qui ne les ai jamais fréquenté. Le fils de Monsieur de la Croix, Interprète de Sa Majesté, en pourra parler scientifiquement dans la Relation de ses Voyages de Perse et de Turquie, ayant eu la curiosité non seulement de s'en informer sur les lieux, mais encore de les en entretenir eux-mêmes, et d'acheter quelques-uns de leurs Livres, qu’il ne put avoir d’eux quà force d'argent et de suppliques, tant ils craignaient de les profaner.

Théâtre de la Turquie, où sont représentées les choses les plus remarquables qui s'y passent aujourd'hui touchant les Mœurs, le Gouvernement, les Coûtumes et la Religion des Turcs, & de treize autres sortes de Nations qui habitent dans l'Empire ottoman. (le tout est confirmé par des exemples et cas tragiques arrivés depuis peu). Traduit de l'italien en français par son auteur, le Sieur Michel Febvre.

On le voit, les éléments que le père capucin fournit au sujet au sujet des Chamsi, contrairement à ses pages sur les Yézidis, sont très vagues ce qui est d'ailleurs tout à son honneur, car comme au sujet de ce qu'il appelle les "chrétiens de saint Jean" (qu'on nomme aujourd'hui les Mandéens), il ne mentionne que ce qu'il a pu lui même voir et entendre ou s'abstient.

Un siècle plus tard, un autre religieux, un dominicain italien cette fois, le père Campanile, confirmera cependant les propos de Michel Febvre, en s'alimentant aux récits de Niebuhr, qui les situe plus spécifiquement à Mardin (Etudes kurdes, Hors-Série n° 1 - av : Histoire du Kurdistan, R. P. Giuseppe Campanile, o.p, pp. 124-129)

Les Chamsi étaient-ils les survivants de ces fameux Sabéens dont le culte des astres et toute une liturgie astrologique a pu irriguer la gnose médiévale en Mésopotamie ? Campanile, lui, tout comme Riccoldo au XIIº s., relie les Sabéens aux Chrétiens de saint Jean alias Mandéens, sans que ce soit plus vérifiable. Il est probable qu'il s'agit là de groupes religieux clandestins, issus de cultes anté-islamiques, qui se diversifient selon leur répartition géographique et les apports des spiritualités voisines, un peu comme le vaste groupe des alévis-shabaks, yarsan-kaka'is, ou yézidis, qui présentent tous entre eux des ressemblances et des différences.


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