lundi, mai 31, 2010

TURQUIE : LE HARCÈLEMENT JUDICIAIRE LIMITE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION


Dans son dernier rapport sur la Turquie, le constat d’Amnesty International est plutôt pessimiste, jugeant que ce pays n’a fait que peu de progrès en ce qui concerne le respect des droits de l’homme. Les cas de torture et de mauvais traitements en détention persistent, ainsi que les procédures judiciaires visant à limiter la liberté d’expression.

L’organisation pointe également le harcèlement judiciaire et les tracasseries administratives entravant les activités des associations de défense des droits de l’homme en Turquie. « Les défenseurs des droits de l’homme sont poursuivis pour avoir exercé leur travail de façon légitime et rapporter les violations des droits de l’homme. Certaines personnalités éminentes font régulièrement l’objet d’enquêtes criminelles. Ils sont aussi soumis à des contrôles administratifs abusifs et dans certains cas, des procédures judiciaires ont été lancées pour fermer des organisations. Ethem Açıkalın, qui dirige la branche de l’Association des droits de l’homme (IHD) à Adana a ainsi fait l’objet de plusieurs plaintes déposées contre lui en raison de ses activités de défense des droits de l’homme. En octobre dernier, il a été reconnu coupable d’ « incitation à l’inimitié ou à la haine parmi la population » et condamné à 3 ans de prison pour avoir dénoncé la détention, en 2008, d’enfants kurdes impliqués dans des manifestations de rue, ainsi que la suppression des aides de l’État alloués à leur famille. Il a fait appel. En décembre 2009, Muharrem Erbey, vice-président de l’IHD et directeur de la branche de Diyarbakir, a été arrêté car soupçonné officiellement d’appartenance à l’Union des communautés kurdes (KCK), considérée comme étant une branche du PKK. La police l’a interrogé en fait sur ses activités au sein de l’IHD et a saisi des documents relatifs aux abus des droits de l’homme de l’IHD de Diyarbakir. Il est actuellement en détention préventive.

Dans de nombreux cas, les plaintes pour manquements aux droits de l’homme de la part des autorités n’ont fait l’objet d’aucune enquête et les chances de voir juger un fonctionnaire pour de tels abus sont très improbables, alors que les procès irréguliers ont toujours cours, notamment dans le cadre de la législation « anti-terroriste » qui permet d’emprisonner et de punir des mineurs aussi sévèrement que s’il s’agissait d’adultes. Il arrive que des mineurs soient détenus avec les prisonniers adultes et, de toute façon, Amnesty note que le régime des prisons pour enfants offre peu de différence avec les autres centres de détention. En particulier, aucune disposition n’est prise pour que les enfants puissent poursuivre leurs études durant leur peine. Ces mineurs ont été jugés sous les mêmes procédures que pour les adultes, et condamnés sur des allégations douteuses, sans preuve tangible, pour participation à des manifestations ayant dégénéré en violences. De façon générale, le traitement des détenus en prison ne s’est pas amélioré et l’accès aux soins médicaux est régulièrement refusé. Autres manquements aux droits de l’homme : le statut d’objecteur de conscience continue d’être refusé pour échapper au service militaire, les droits des réfugiés et demandeurs d’asile continuent d’être violés. Les homosexuels et les transsexuels rencontrent toujours une grande discrimination dans leur vie quotidienne. Cinq transsexuelles ont été assassinées et un seul de ces meurtres a abouti à une condamnation. Les femmes sont toujours sujettes à des violences privées et familiales, sans que la protection de l’État soit adéquate, en raison du nombre insuffisant de foyers d’accueil, bien que la loi prévoie un foyer pour 50 000 personnes. En septembre 2009, le gouvernement a pourtant signé un protocole en vue de faciliter la coopération des institutions d’État pour lutter contre la violence domestique.

Les atteintes à la liberté d’expression et d’opinion, par le biais de procédures pénales et de condamnations, souvent très lourdes, n’ont de fait pas cessé et n’épargne aucun milieu. Ainsi, le chanteur kurde alévi Ferhat Tunç encoure-t-il 15 ans d’emprisonnement pour « propagande en faveur du PKK » et « agissement au nom d’une organisation illégale », le tout pour un discours tenu lors d’un festival, le 15 août dernier, dans la ville d’Eruh (province de Siirt). Le 15 août 1984 étant l’anniversaire du début de la lutte armée du PKK, l’acte d’accusation affirme par ailleurs que les festivités ont été directement organisées par le Parti des travailleurs du Kurdistan. Ferhat Tunç est poursuivi en vertu de l’article 7/2 de la loi Anti-Terreur sur la propagande pour organisation illégale, ainsi qu’accusé de « crime pour le compte dune organisation sans en être membre » du code pénal turc. Il doit être jugé par la haute cour pénale de Diyarbakir, un tribunal réputé pour sa sévérité et ses condamnations souvent disproportionnées au regard des faits reprochés. Le discours incriminé par la justice turque est celui-ci : « Depuis 25 ans, j’ai été un témoin et un artiste de ce que vous avez vécu dans cette région. J’ai été le témoin oculaire de ces meurtriers en uniforme, qui ont été jugés pour leurs liens avec l’organisation Ergenekon, qui ont tué, qui sont les auteurs d’assassinats non élucidés dans cette région. J’ai été le témoin de la façon dont ces meurtriers en uniforme ont transformé cette géographie paradisiaque en enfer. Oui, je ne suis pas seulement un artiste, mais aussi un témoin. Après 25 années, vous ouvrez, à Eruh, une fenêtre nouvelle vers la paix et la fraternité. Je suis aussi enthousiaste que vous en prenant ce tournant, que vous avez initié en donnant votre sang et votre vie, pour la paix (…) Nous soupirons après une Turquie où les gens pourraient vivre selon leurs croyances, leurs langues, leurs cultures, à égalité. Je dis et j’espère que nos appels pour la paix et la fraternité à Eruh, d’où fut tiré le premier coup de feu, sera entendu dans toute la Turquie. J’espère que notre cri pour la paix sera entendu par les Turcs, les Arabes, les Arméniens et les autres peuples de cette région. Parce qu’il n’y a pas d’autres moyens que la paix et la fraternité, et c’est avec ces sentiments que je vous fais part de mon amitié. »

Autre catégorie socio-professionnelle payant un lourd tribut au harcèlement judiciaire en Turquie : les écrivains, éditeurs et journalistes. Reporter sans frontières dénonce ce mois-ci la condamnation surréaliste de 166 ans et six mois de prison prononcée à Diyarbakir à l’encontre de Vedat Kursun, l’ancien rédacteur en chef du quotidien kurde Azadiya Welat. Vedat Kursun a été reconnu coupable en vertu des articles 314-3 et 220-6 du code pénal et de l’article 7-2 de la loi Anti-Terreur pour appartenance au PKK et propagande en faveur de cette organisation, sentence qualifiée d’ « absurde » par Reporters sans frontières. Arrêté à l’aéroport d’Istanbul le 30 janvier dernier, Vedat Kursun a dû répondre devant la justice turque de 103 chefs d’accusation, tous concernant le journal Azadiya Welat, accusé de « faire la propagande du PKK ». Alors que le procureur avait requis contre lui plus de 500 années de prison, le verdict a fait preuve d’une certaine « clémence » en ramenant la peine à 166 années d’emprisonnement. Le successeur à la tête d’Azadiya Welat, Ozan Kilinç, reconnu coupable des mêmes délits en 2009, a été condamné à 21 ans et 3 mois de prison le 10 février dernier. Un autre éditeur est détenu depuis 4 mois : il s’agit du propriétaire des éditions Aram, Bedri Adanır, dont 38 ouvrages ont été confisqués. En tant que propriétaire du journal kurde Hawar, il est poursuivi pour 4 articles. Le procureur de la Haute Cour pénale de Diyarbakir, Adem Özcan, a requis contre lui 50 années d’emprisonnement, pour « appartenance au PKK » et « propagande pour une organisation illégale », et pour avoir publié un recueil des déclarations d’Abdullah Öcalan, le chef de ce mouvement, adressées à la Cour européenne des droits de l’homme, en vue de sa défense. Ce livre avait été interdit par le ministère de la Culture.

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