lundi, avril 26, 2010

"Qui a tiré la balle qui m'a blessé ?"

L'ennemi : un fantôme sans nom, sans âme, sans corps et sans visage, une idée... Il ne peut se résoudre à qualifier les soldats d'"ennemis". Mon cousin Mamudo – lui aussi a hérité du nom de notre arrière-grand-père Mahmut – mon homonyme, mon frère d'âme est à l'armée, et moi je suis ici. Pareil dans la famille Zaho : Hıdır est à l'armée et son cousin dans la guérilla. C'est la raison pour laquelle son cœur tressaillait chaque fois qu'il tirait une balle ou rechargeait le barillet – surtout les premiers temps. Fallait-il employer le terme "ennemis" pour les keko, les frangins ? Naturellement, il le fallait. Dès lors que tu t'habitues à prononcer ce mot, ceux que tu catalogues comme "ennemis" finissent par le devenir pour de bon. À force de le répéter, tu finis par t'en convaincre. Tu tireras sur ceux que tu qualifies d'ennemis, tu les blesseras, tu prendras ta revanche, tu deviendras un bon guerrier, tu seras un héros. Mahmut a beau sentir à quel point la conscience peut affûter la force agressive des mots et et transformer la langue en une arme redoutable, il ignore pourquoi il lui est si difficile de réellement tenir pour ennemi celui qu'il nomme comme tel. Quand tu te retrouves yeux dans les yeux avec lui, c'est un être humain que tu vois en face de toi et non un ennemi. Même lorsque vous braquez vos armes l'un sur l'autre, si tu avais la chance de pouvoir réfléchir une seconde, tu ne comprendrais pas en quoi cet homme est ton ennemi. Les uns ont envoyé des troupes dans les montagnes, les autres ont lâché des guérilleros sur les soldats et les protecteurs de village. Et les voilà tous à jouer de la gâchette, à s'entre-tuer au lieu de fumer ensemble une cigarette, de bavarder et de se montrer des photos de leurs enfants. Désormais, c'est le plus rapide, le meilleur tireur, celui qui ne tremblera pas en pressant sur la détente et ne se laissera pas attendrir par ce genre de réflexions idiotes qui restera en vie.

Il fut le premier à remarquer qu'il était de moins en moins vaillant au combat, qu'il manquait presque sciemment la cible ou pis, restait à l'arrière pendant les affrontements. Et cela, à cause de son incapacité à voir les soldats comme des "ennemis", de sa crainte obsessionnelle que le type en face puisse être son cousin. Il avait peur que les heval ne s'en aperçoivent et informent le commandant du groupe. Il savait qu'il serait fustigé pour sa faiblesse et sa mollesse, qu'il lui faudrait faire son autocritique et tâcher de se réhabiliter aux yeux des autres ; mais ce ne serait plus comme avant, il subsisterait toujours un doute dans le cœur de ses camarades. On pourrait même l'accuser d'être un traître, un mouchard, un caş, un agent, ensuite... Quand, à l'aube d'un matin neigeux, Seydo fut éliminé pour avoir cédé à la panique pendant le combat et tenté de se rendre aux soldats, tout le détachement avait reçu l'ordre d'assister à son exécution, pour l'exemple. Mahmut avait seulement feint de regarder. La seule chose qu'il ait vue, c'était le sang qui s'écoulait de la poitrine du jeune homme tombé face contre terre et se répandait sur la neige. Plus tard, tandis qu'ils transportaient son cadavre encore chaud vers les rochers verglacés pour le jeter dans les sombres profondeurs de la vallée, il avait remarqué que ses pieds étaient violacés et gonflés par le froid. C'était moins sa mort que l'image de ses pieds violacés qui l'affligeait à présent.

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Toute la famille s'est mise à ramasser les poubelles pour payer mes cours dans une école privée. Mon père, cet homme fier, ce grand homme sage et digne, issu d'une tribu vénérable, en était réduit à trier des déchets. Il nouait toujours son keffieh sur son visage, moins pour s'éviter la puanteur des poubelles que la honte d'être reconnu.

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Par chez nous, au Kurdistan, quand la poisse s'abat sur votre tête, quand votre cerveau se met à lancer des éclairs et que la rage vous fait voir rouge, le seul endroit où partir se réfugier, ce sont les montagnes qui vous environnent et vous enserrent le cœur. C'est vers les montagnes que se tournent vos regards et vos pas pour enfin apercevoir un horizon dégagé ; c'est vers elles que vous tendez l'oreille, c'est leur voix que vous écoutez pour chanter dans votre propre langue. Au commencement, les montagnes n'étaient que des montagnes ; elles n'étaient pas synonymes de guerre, de trahison, de guérilla ou de séparatisme kurde. Dans nos contrées où toutes les issues sont bouchées, où toutes les portes sont fermées, où tous les cris sont étouffés, où votre voix s'étrangle à force de hurler, où vous criez dans le désert quand bien même elle s'épancherait... les montagnes sont espoir, liberté, une tribune élevée d'où vous pouvez donner de la voix et lancer votre cri.

Oya Baydar, Parole perdue, chap. 3 : "Qui a tiré la balle qui m'a blessé ?"


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