vendredi, avril 23, 2010

"Dis, Maman, est-ce avec de petites balles qu'on tue les enfants ?"

La femme est de petite taille, replète, relativement âgée. Elle doit avoir plus de soixante-dix ans. Elle porte un vieux pantalon clair s'arrêtant au-dessous des genoux – un bermuda ? Comment appelle-t-on cela ? –, un vieux chapeau de paille à large bord garni d'un ruban vert et des gants blancs... Ce doit être une enseignante à la retraite installée à Bodrum ou la femme d'un vieux bureaucrate passant la moitié de l'année dans les cités balnéaires. Elle lui rappelle un peu sa mère. Quand elles ne jouent pas aux cartes, ces dames font de la peinture sur soie, des batiks et du dessin. Elles s'entichent aussi d'art et de littérature. La plupart d'entre elles sont élitistes, pédantes, pontifiantes et insupportables. Des femmes qui tiennent leurs convictions personnelles pour une vérité absolue, qui commencent à parler en disant "Nous, qui sommes les filles de la génération républicaine", qui se transforment en taureaux devant lesquels on agite un chiffon rouge dès qu'elles voient une femme avec un foulard, qui ronchonnent "Même Atatürk n'a pas réussi à civiliser ce peuple" et prononcent le mot "peuple" d'un air pincé, comme les copines enseignantes et femmes d'officiers de ma mère. Je suis sans doute injuste envers cette pauvre femme. À cause de la ressemblance que je lui trouve avec ma mère ; à cause de la réaction que j'éprouve contre ma mère, mon père et ce milieu social qui se prétend au-dessus du panier.
*
– Autrefois, j'étais allemand. La langue est le pays perdu de l'homme.
– La langue est le pays de l'homme, répète Ömer en allemand.
– Le pays perdu ! insiste le vieil homme – puis, tendant le bras droit pour faire le salut nazi, il s'écrie d'une voix aiguë, aigre : Deutschland, Deutschland über alles...
Il lance de violentes injures qu'ils ne comprennent pas mais à l'évidence chargées de "putain" et de "fuck".
– Garde à vous mesdames et messieurs, vous avez devant vous le déserteur inconnu. Deutschland, Deutschland über alles. Le seul moyen de ne pas mourir en soldat inconnu, c'est d'être un déserteur inconnu.
Il fait de nouveau entendre son drôle de rire :
– Tous les pays du monde ont un monument au Soldat inconnu, mais nulle part on ne trouve de monument au déserteur inconnu, va-t-en savoir pourquoi.
– C'était quelle guerre ? demande Ömer, faisant mine de s'intéresser.
Par ailleurs, il se souvient d'un monument au soldat déserteur inconnu érigé par un sculpteur turc à Potsdam près de Berlin. Il avait entendu dire qu'il avait été détruit par les nazis, à ce qu'il paraît.
– Laquelle ? Cela n'a aucune importance. Les guerres n'en finissent jamais. Moi, je suis le déserteur de toutes les guerres du monde.
Parole perdue, Oya Baydar, chapitre 1 : "Dis, Maman, est-ce avec de petites balles qu'on tue les enfants ?"




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