dimanche, mars 21, 2010

Sohrawardî : Dieu est la lettre volée



Suhrawardî a transformé l'ontologie de l'Islam en une métaphysique de la lumière. Cause finale de toute réalité, Dieu est intensité infinie de lumière, c'est-à-dire de réalité. Au lieu de comprendre cette infinie puissance dans le registre d'une transcendance où Dieu serait voilé, Suhrawardî explique l'abscondité divine par l'excès de sa manifestation, l'excès de l'illumination que son essence produit, l'excès de sa présence. L'infini est immanent au fini, mais il est voilé par son évidence, il est caché parce qu'il est apparent.

Tout le système de Sohrawardî est fondé sur l'évidence, l'Apparent, le clair, ce qui révèle. Rien n'est plus éloignée de sa philosophie que l'idée d'un certain ésotérisme, d'une certaine gnose – et aussi, parfois, du chiisme – selon laquelle la vérité est voilée, à charge d'être pénétrée, peu à peu, par un groupe d'initiés, après un enseignement progressif, sélectif. Sohrawardî, de ce qu'il laisse entendre à plusieurs reprises, reçut toujours ses certitudes de façon soudaine, par rêve ou par vision, de façon claire, illuminative, si éblouissante qu'elle aveugle ceux atteints de "cette ophtalmie spirituelle qu'on appelle la bigoterie", comme les hiboux injurient la huppe prétendant y voir clair le jour. Finalement, pour Shihâb ad-Dîn, "la Lumière des lumières, l'Être Nécessaire", c'est un peu la lettre volée d'Edgar Poe : c'est parce qu'Il est là, sous notre nez, qu'Il crève nos yeux, que nous n'y voyons rien.

C'est en cela que je prends souvent le Sheikh de l'Ishraq pour référence devant tout texte prétendant à être une révélation divine : s'il y a de l'ombre, du codé, de l'obscurité, de l'alambiqué pour tout cacher aux profanes, dès que ça sent la petite cuisine d'officine, comme disait à peu près Corbin, je laisse de côté. Les vraies révélations (le Coran, la Bible, la Bhagavad Gita, les dits du Buddha, et aussi les Dialogues avec l'Ange) sont pleines et riches de sens, mais jamais chiffrées. Elles sont même simplistes d'apparence, faites autant pour l'usage des chameliers, pêcheurs, bouviers et potiers, que des scribes et des princes. Nul besoin de 36 notes de bas de page pour les comprendre : un Ange, ça parle en clair et dans le concret, voire le trivial. Il faut juste, comme Erri de Luca fait de la Bible, en tourner et retourner chaque mot, comme un noyau d'olive en bouche, pour qu'enfin son évidence arrache, d'un seul coup sec, nos voiles, ceux que les maîtres de l'illusion ont mis entre la vérité et nous. Sohrawardî enseigne qu'il faut balayer, devant un texte, toute exégèse antérieure, et "lis le Coran comme s'il n'avait été écrit que pour ton propre cœur" et comme si c'était la première fois et que jamais personne n'avait commenté à ce sujet.

Lui, son essence est lumineuse, mais la luminescence ne s'ajoute pas à son essence. Et puis, l'intensité de sa luminescence est sa perfection, et cette intensité, qui est sa perfection même, est infinie, c'est-à-dire qu'il est faux que l'on puisse concevoir rien de plus complet, de plus parfait, et il est faux qu'il y ait, de quelque manière que ce soit, perfection supérieure à la sienne. L'intensité de sa luminescence nous est cachée par l'intensité même de sa manifestation, dans la mesure où il est vrai de dire qu'il est le principe de la procession infinie des lumières douées de perception, et qu'il domine, par sa luminescence, l'ensemble des lumières, et où c'est l'intensité même de sa luminescence qui voile sa luminescence. Comme le soleil, malgré sa masse corporelle, est caché à nos vues par son apparaître même.

Philosophies d'ailleurs II, Pensées arabes et persanes, Christian Jambet.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde