jeudi, mars 18, 2010

Philosophies d'ailleurs II, Les pensées arabes et persanes

Avicenne prend ici pour modèle du sage accompli certains maîtres du soufisme. Le sage se distingue de deux autres types de fidèles à Dieu, l'ascète et le dévot. Se conformer à la Loi divine par crainte et espérance ne suffit pas à la sagesse, mais en diffère du tout au tout, étant un marchandage qui échange un renoncement aux plaisirs de cette vie contre les plaisirs sensibles du paradis. Or, ces plaisirs, dont Avicenne pense que le Coran les accorde à nos imaginations, sont le lot des hommes moyennement avancés sur la voie de Dieu. Les rechercher, c'est être encore attaché aux plaisirs que recherche l'âme animale, ceux de la concupiscence. Le salut véritable consiste en la proximité divine et suppose d'avoir accédé à la vie contemplative. Le paradis sensible récompense ceux qui, tout en agissant bien, ont été privé de la vie de l'intellect. La religion du commun ne conçoit pas Dieu comme Il est, Être, Bien et Intelligence, mais comme un moyen et l'assimile à ce qui n'est pas lui. L'ascète ne pense pas autrement que comme les hommes du commun, comme l'enfant impubère il ignore la vraie réalité et le vrai plaisir. Le sage les connaît, jusqu'à intérioriser les lumières du monde divin, L'activité théorétique lui offre le plaisir supérieur, analogue à celui que Dieu prend à soi-même. Cette critique discrète d'une certaine religion populaire annonce des thèmes analogues, chez Spinoza.

J'ai toujours aimé l'optimisme inhérent à la philosophie d'Avicenne et de Sohrawardî, à savoir que le Mal c'est le non-être, soit parce qu'il ne porte pas en lui la nécessité d'exister soit qu'il n'est pas conscient de lui-même, révélé à soi. Faire de Sohrawardî un crypto-manichéen est, de ce fait, un contre-sens, même si l'effort des Ishraqiyûn est de lutter contre la ténèbre intérieure. Il s'agit ici de vaincre le non-être et ses effets, un peu comme un trou noir intérieur que l'on doit vaincre au lieu que ce soit lui qui vous avale l'âme par illusion. Mais le Mal n'est pas un principe divin s'opposant au Bien. Il n'est pas, c'est tout. À nous ensuite de dire oui ou non à l'être, pour nous-mêmes, et c'est tout.

L'Être nécessaire est par soi-même bien pur. Au total, le bien, c'est ce que désire toute chose. Or, ce que désire toute chose, c'est l'existence ou la perfection de l'existence. Ne pas être, comme tel, personne ne le désire, mais seulement dans la mesure où l'être s'ensuivra, ou la perfection de l'être. Par conséquent, ce qui, en réalité, est objet de désir, c'est l'existence, et l'existence est bien pur et perfection pure.

Le bien est donc, au total, ce que toute chose désire dans la limite de sa définition, et ce par quoi se parachève son être. Le mal, en revanche, ne possède aucune réalité essentielle. Non ! Ou bien il est inexistence d'une substance, ou bien il est privation de bien-être dans la manière d'être de la substance. L'existence est donc bonté, et la perfection de l'existence est donc la bonté de l'existence. L'existence à laquelle ne se joint aucune privation d'être, aucune inexistence affectant la substance ou aucune privation de rien qui appartienne à la substance, l'existence qui est perpétuellement en acte, c'est elle qui est le bien pur, tandis que ce qui n'est par soi, qu'existence possible n'est pas bien pur. En effet, son essence est telle, par soi, que l'existence par soi ne soit pas pour elle nécessaire. Son essence souffre donc du non-être, et ce qui souffre de non-être d'une certaine façon n'est pas exempt du mal et de la déficience, sous tous les aspects de ce qu'il est. Ainsi le bien pur, c'est seulement l'Être nécessaire par soi.


Suhrawardî a transformé l'ontologie de l'Islam en une métaphysique de la lumière. Cause finale de toute réalité, Dieu est intensité infinie de lumière, c'est-à-dire de réalité. Au lieu de comprendre cette infinie puissance dans le registre d'une transcendance où Dieu serait voilé, Suhrawardî explique l'abscondité divine par l'excès de sa manifestation, l'excès de l'illumination que son essence produit, l'excès de sa présence. L'infini est immanent au fini, mais il est voilé par son évidence, il est caché parce qu'il est apparent.

Tout le système de Sohrawardî est fondé sur l'évidence, l'Apparent, le clair, ce qui révèle. Rien n'est plus éloignée de sa philosophie que l'idée d'un certain ésotérisme, d'une certaine gnose – et aussi, parfois, du chiisme – selon laquelle la vérité est voilée, à charge d'être pénétrée, peu à peu, par un groupe d'initiés, après un enseignement progressif, sélectif. Sohrawardî, de ce qu'il laisse entendre à plusieurs reprises, reçut toujours ses certitudes de façon soudaine, par rêve ou par vision, de façon claire, illuminative, si éblouissante qu'elle aveugle ceux atteints de "cette ophtalmie spirituelle qu'on appelle la bigoterie", comme les hiboux injurient la huppe prétendant y voir clair le jour. Finalement, pour Shihâb ad-Dîn, "la Lumière des lumières, l'Être Nécessaire", c'est un peu la lettre volée d'Edgar Poe : c'est parce qu'Il est là, sous notre nez, qu'Il crève nos yeux, que nous n'y voyons rien.

C'est en cela que je prends souvent le Sheikh de l'Ishraq pour référence devant tout texte prétendant à être une révélation divine : s'il y a de l'ombre, du codé, de l'obscurité, de l'alambiqué pour tout cacher aux profanes, dès que ça sent la petite cuisine d'officine, comme disait à peu près Corbin, je laisse de côté. Les vraies révélations (le Coran, la Bible, la Bhagavad Gita, les dits du Buddha, et aussi les Dialogues avec l'Ange) sont pleines et riches de sens, mais jamais chiffrées. Elles sont même simplistes d'apparence, faites autant pour l'usage des chameliers, pêcheurs, bouviers et potiers, que des scribes et des princes. Nul besoin de 36 notes de bas de page pour les comprendre : un Ange, ça parle en clair et dans le concret, voire le trivial. Il faut juste, comme Erri de Luca fait de la Bible, en tourner et retourner chaque mot, comme un noyau d'olive en bouche, pour qu'enfin son évidence arrache, d'un seul coup sec, nos voiles, ceux que les maîtres de l'illusion ont mis entre la vérité et nous. Sohrawardî enseigne qu'il faut balayer, devant un texte, toute exégèse antérieure, et "lis le Coran comme s'il n'avait été écrit que pour ton propre cœur" et comme si c'était la première fois et que jamais personne n'avait commenté à ce sujet.

Lui, son essence est lumineuse, mais la luminescence ne s'ajoute pas à son essence. Et puis, l'intensité de sa luminescence est sa perfection, et cette intensité, qui est sa perfection même, est infinie, c'est-à-dire qu'il est faux que l'on puisse concevoir rien de plus complet, de plus parfait, et il est faux qu'il y ait, de quelque manière que ce soit, perfection supérieure à la sienne. L'intensité de sa luminescence nous est cachée par l'intensité même de sa manifestation, dans la mesure où il est vrai de dire qu'il est le principe de la procession infinie des lumières douées de perception, et qu'il domine, par sa luminescence, l'ensemble des lumières, et où c'est l'intensité même de sa luminescence qui voile sa luminescence. Comme le soleil, malgré sa masse corporelle, est caché à nos vues par son apparaître même.
Philosophies d'ailleurs II, Les pensées arabes et persanes, Christian Jambet.

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