mercredi, décembre 09, 2009

Avicenne et Averroès, piliers (ou minarets) du dogme catholique

En 1879, le pape Léon XIII a déclaré doctrine officielle de l'Église catholique l'œuvre de Thomas d'Aquin. On en sent encore les effets dans l'inlassable propaganda que Benito XVI nous fait sur le couplage indispensable de la foi et de la raison... S'il avait un peu plus travaillé Plotin qu'Aristote, c'est-à-dire un peu plus incliné vers Avicenne encore, le catholicisme aurait peut-être eu des théologiens plus audacieusement mystiques et des mystiques intellectuellement plus spéculatifs et plus audacieux, et des Anges plus présents.

En tout cas, ce qui est amusant à se dire aujourd'hui, c'est que si l'on se souvient que toute la pensée de Thomas d'Aquin s'est construite contre Averroès, tout en le rejoignant à son insu, en s'aidant d'Avicenne et en connaissant bien sûr l'œuvre de Maïmonide, on ne peut que sourire aux benêts toujours persuadés que le propre de l'Occident, c'est la Raison. Il est vrai que l'Occident véritable s'arrête à l'Indus...


On sait les raisons des interdictions lancées contre les maîtres averroïstes de Paris (dont le brillant écolâtre Siger de Brabant pourtant loué plus tard par Dante), lancées par l'évêque Étienne Templier en 1270 et 1277 : dans leur vénération exclusive d'Aristote, ces audacieux disciples latins de l'impie commentateur andalou, au défi de l'Église, auraient enseigné l'éternité du monde ; l'identité unique de toutes les âmes ; et enfin cette idée pernicieuse de la "double vérité" (jamais professée par le vrai Ibn Rushd) selon laquelle une chose pourrait être vraie selon la logique pure, mais une chose contraire tout aussi vraie, fût-elle logiquement absurde, si ainsi l'exigeait la Foi. Cette notion de "double vérité" sapait en effet la Foi, si la Raison et la Foi ne pouvait logiquement s'accorder.

Éclaboussés par cette attaque contre leur propre aristotélisme, les dominicains défendent leur orthodoxie en chargeant, à leur tour, Averroès et ses lecteurs. Leur plus grand maître, saint Thomas d'Aquin (1224-1274), argumentera pied à pied, dans sa pensée, avec le philosophe andalou, "lequel ne fut pas tant aristotélicien que le corrupteur de la philosophie aristotélicienne". Thomas absorbe, exploite, réfute des pans entiers des gloses d'Averroès qu'il considère pourtant indispensables, à travers son œuvre propre – de la Summa contra Gentiles (La Somme contre les païens) au De unitate intellectus contra averroista (De l'unité de l'intellect contre les averroïstes) – pour affirmer l'accord de la Raison et de la Foi.

L'Ibn Rushd de l'histoire soutenait, lui aussi, combien toute contradiction apparente entre la Raison et la Foi pouvait se résoudre par un approfondissement de la Raison elle-même. Saint Thomas d'Aquin, dans sa polémique acharnée contre les "averroïstes" latins, poursuit en réalité la même logique que ce maître andalou qu'il croyait tant combattre, en insistant à son tour sur cet accord, nécessaire, entre la Foi et la Raison.

Saint Thomas d'Aquin invoque au besoin contre Averroès le secours des arguments d'Avicenne lui-même, autre musulman (!) mais tellement plus néoplatonicien, en intégrant de la sorte ces deux immenses philosophes d'Islam, l'iranien et l'andalou, au cœur de sa théologie catholique. Dès lors, pour comprendre en profondeur saint Thomas depuis sa canonisation en 1323, force sera, en chrétienté latine, d'étudier non seulement Aristote, mais encore ses deux plus grands interprètes musulmans.

L'Église de la fin du Moyen Âge, en consacrant ainsi le thomisme, se voit contrainte par là même d'autoriser l'étude d'Averroès, tout en définissant la lecture comme nécessaire gymnastique intellectuelle en philosophie pure, pour mieux élucider la pensée d'Aristote et ainsi affirmer, par la Raison, la primauté de la Foi. Le maître andalou devient l'adversaire philosophique à la fois respecté, haï et nécessaire. Combattre sa pensée si intelligente mais hérétique, pour tout clerc qui se respecte, se transforme en exercice d'école obligatoire permettant d'affiner la conception chrétienne de la philosophie – en abattant, encore et toujours, Averroès.

Sur Ibn Rushd, philosophe musulman totalement européen et dont le lectorat fut majoritairement chrétien, et sur l'Islam européen, particulièrement nié par les Européens d'une méconnaissance effrayante sur leur propre histoire intellectuelle et les chrétiens d'une ignorance crasse sur la façon dont s'est fondée leur propre pensée religieuse avant la Réforme :


Singulière fortune que celle, posthume et somme toute si européenne, d'Ibn Rushd de Cordoue. Le commentateur, à travers sa logique aristotélicienne, fit passer en Europe chrétienne quelque chose du frémissement mystique musulman, du soufisme – proche en cela des conceptions de l'Inde – que séduit tant l'idée d'une extinction de l'individualité de l'âme revenue, apaisée, au sein du Divin. Mais avec Averroès, un philosophe musulman né en Europe, ignoré par l'Islam pour n'être plus lu qu'en Europe, sera transcrit, traduit, enfin publié en Europe, en protagoniste de la pensée des juifs et des chrétiens d'Europe. On sait la définition médiévale d'"Europe" donnée par le pape Urbain II en prêchant la Croisade à Clermont en l'an 1095 : "Des trois parties du monde que connaissent les Anciens, l'Asie et l'Afrique obéissent désormais à la loi de Muhammad, seule l'Europe connaît encore celle du Christ." Ibn Rushd lui-même ne fut conscient de nulle "Europe" ; la géogrphie musulmane classique ignorait la division arbitraire de la mappemonde en "continents" pour n'y reconnaître que des bandes climatiques. Mais l'"Europe", ainsi définie par Urbain II, englobera, par la guerre, le lieu même de la naissance d'Averroès, avec la prise castillane de Cordoue en 1236. Difficile alors de nier qu'à travers le cas d'Averroès, un Islam tout d'Europe aura bien joué un rôle, capital, en culture d'Europe – jusqu'à l'expulsion finale de l'averroïsme, au XVIIº siècle, des consciences européennes. L'averroïsme fut-il la brèche de liberté intellectuelle où s'engouffrait alors tout courant de pensée réfractaire au dogme de l'Église et avide de discourir sur l'ordre naturel du monde, à la lumière de la pure raison ? On l'a parfois soutenu, bien qu'Averroès servit surtout de faire-valoir intellectuel aux écolâtres chrétiens toujours fiers de "vaindre" le penseur maure par leurs propres raisonnements.

Un peu auparavant, il est dit dans l'article que l'union mystique des néplatoniciens musulmans entre notre "Intelligence acquise" ('aql) et l'Intelligence agente (ou Ange) a été traduit par un terme latin que je trouve à la fois savoureux et judicieux :

Cette union vertigineuse que le grec appelait la synekhês, et que l'arabe traduit par ittisâl, sera rendue dans les traductions latines médiévales par un terme délibérément chargé d'ambiguës connotations érotiques :copulatio. Notons d'ailleurs que l'érotisme torride de tant de poèmes musulmans médiévaux – en arabe, en persan, en turc – se voulut l'expression allégorique de telle fusion des intelligences.
"Giorgione et les Maures de Venise", Michael Barry, in Venise et l'Orient, 828-1797.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Concert de soutien à l'Institut kurde