vendredi, mars 20, 2009

Soupe d'anguilles : L'image survivante



Musée Pio-Clementino, Vatican.

Lisant ceci sur Warburg je ne peux m'empêcher de penser qu'ici aussi, par moment, cela doit faire penser à une "soupe d'anguilles" :

"Lire Warburg présente la difficulté de voir se mêler le tempo de l'érudition la plus harassante ou la plus inattendue - telle l'entrée en scène, au milieu d'une analyse sur les fresques renaissantes du palais Schifanoïa, à Ferrare, d'un astrologue arabe du IX° siècle, Abû Ma'sar - et le tempo presque baudelairien des fusées : pensées qui fusent, pensées incertaines, aphorismes, permutation des mots, expérimentation des concepts..."

"D'où, de quel lieu et de quel temps nous parle donc ce fantôme ? Son vocabulaire puise tour à tour aux sources du romantisme allemand et de Carlyle, du positivisme et de la philosophie nietzschéenne. Il manifeste tour à tour le souci méticuleux du détail historique et le souffle incertain de l'intuition prophétique. Warburg lui-même parlait de son style comme d'une "soupe d'anguilles" (Aalsuppenstil) : imaginons une masse de corps serpentins, reptiliens, quelque part entre les circonvolutions dangereuses du Laocoon - qui obsédèrent Warburg sa vie durant, non moins que les serpents mis en bouche par les Indiens qu'il étudia aussi - et la masse informe, sans queue ni tête, d'une pensée toujours rétive à se "couper", c'est-à-dire à se définir pour elle-même un début et une fin."


"Tout au long de sa vie il aura exigé du savoir sur les images un questionnement beaucoup plus radical que toute cette "curiosité gourmande" des attributionnistes - tels Morelli, Venturi, Berenson - , qualifiés par lui d'"admirateurs professionnels" ; de même, il aura exigé beaucoup plus que l'esthétisme vague des disciples (lorsque vulgaires, c'est-à-dire bourgeois) de Ruskin ou de Walter Pater, voire de Burckhardt ou de Nietzsche ; ainsi évoque-t-il sarcastiquement dans ses carnets le "touriste-surhomme en vacances de Pâques" qui vient visiter Florence "avec le Zarathoustra dans la poche de son loden".

"En 1904, alors qu'il approchait la quarantaine, il échoua une fois encore à l'habilitation pour un poste de professeur, à Bonn ; mi-lucide mi-angoissé, il avait écrit, dès 1897 : "J'ai décidé une fois pour toutes que je ne suis pas fait pour être un Privatdozent." Il devait, par la suite, décliner des propositions de chaire à Breslau, Halle et en général tout poste public, refusant par exemple de représenter la délégation allemande au Congrès international de Rome (1912) dont il avait pourtant été l'un des plus actifs promoteurs. Il devait rester ce chercheur privé - entendons le mot dans tous les sens possibles -, un chercheur dont le projet même, la "science sans nom" ne pouvait se satisfaire des clôtures disciplinaires et autres arrangements académiques.

Telle fut donc l'insatisfaction de départ : la territorialisation du savoir sur les images."

"Warburg, je crois, s'est senti insatisfait de la territorialisation du savoir sur les images parce qu'il était sûr de deux choses au moins. D'abord, nous ne sommes pas devant l'image comme devant une chose dont on saurait tracer les frontières exactes. L'ensemble des coordonnées positives - auteur, date, technique, iconographie... - n'y suffit évidemment pas. Une image, chaque image, est le résultat de mouvements provisoirement sédimentés ou cristallisés en elle. Ces mouvements la traversent de part en part, ont chacun une trajectoire - historique, anthropologique, psychologique - partant de loin et continuant au-delà d'elle. Il nous obligent à la penser comme unmoment énergétique ou dynamique, fût-il spécifique dans sa structure.

Or, cela emporte une conséquence fondamentale pour l'histoire de l'art, que Warburg énonçait dans les mots suivant immédiatement son "plaidoyer" : nous sommes devant l'image comme devant un temps complexe, le temps provisoirement configuré, dynamique, de ces mouvements eux-mêmes. La conséquence - ou l'enjeu - d'un "élargissement méthodique des frontières" n'est autre qu'une déterritorialisation de l'image et du temps qui en exprime l'historicité. Cela signifie en clair que le temps de l'image n'est pas le temps de l'histoire en général, ce temps que Warburg épingle ici à travers les "catégories universelles" de l'évolution. La tâche urgente (intempestive, inactuelle) ? Il s'agit pour l'histoire de l'art de refonder "sa propre théorie du temps - dont on notera d'emblée que Warburg l'orientait vers une "psychologie historique."

"A Hambourg, c'est l'impressionnante Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg qui devait assumer la charge - infiniment patiente, toujours élargie et remise en chantier - d'un tel déplacement épistémologique. Imaginée par Warburg dès 1889, mise sur pied entre 1900 et 1906, cette bibliothèque constitua une sorte d'opus magnum dans lequel son auteur, quoique secondé par Fritz Saxl, se perdit probablement autant qu'il y construisait son "espace de pensée" (Denkraum). Dans cet espace rhizomatique - qui, en 1929, comprenait 65 000 volumes-, l'histoire de l'art comme discipline académique subissait l'épreuve d'une désorientation réglée : partout où existaient des frontièresentre disciplines, la bibliothèque cherchait à établir des liens.

Mais cet espace était encore la working library d'une "science sans nom" : bibliothèquede travail, donc, mais aussi bibliothèque en travail. Bibliothèque dont Fritz Saxl a très bien dit qu'elle était, avant toute chose, un espace de questions, un lieu pour documenter des problèmes, réseau complexe au "sommet" duquel - fait extrêmement significatif pour notre propos - se trouvait la question du temps et de l'histoire : "Il s'agit là d'une bibliothèque de questions, et son caractère spécifique consiste justement en ce que son classement oblige à entrer dans les problèmes. Au sommet (an der Spitze) de la bibliothèque se trouve la section de philosophie de l'histoire."
"Jacob Burckhardt, pionnier exemplaire (vordbildlicher Pfadfinder), a ouvert à la science le domaine de la civilisation de la Renaissance (Kultur der Renaissance) et l'a dominée de son génie ; mais il n'a jamais songé à exploiter en tyran égoïste la région (Land) qu'il venait de découvrir ; au contraire, son abnégation scientifique (wissenschaftliche Selbstverleugnung) était telle qu'au lieu d'attaquer le problème de l'histoire de la civilisation en lui gardant son unité (Einheitlichkeit), si séduisante sur le plan de l'art, il le divisa en plusieurs parties apparemment sans rapport (in mehrere äusserlich unzusammenhängende Teile) afin d'explorer et de décrire chacune d'entre elle avec une sérénité souveraine. Ainsi, dans sa Civilisation de la Renaissance, il exposa d'abord la psychologie de l'individu social, sans envisager les arts plastiques ; puis, dans sonCicerone, il se contenta de proposer une "initiation au plaisir des oeuvres d'art". [...] Conscients de la personnalité supérieure de Jacob Burckhardt, nous ne devons pas pour autant hésiter à avancer dans la voie qu'il nous a désignés."


"Cette voie (Bahn) est d'une exigence méthodologie extrêmement difficile à maintenir. Mais elle aura placé l'"abnégation de Warburg - sa Selbstverleugnung, comme il l'écrit ici- à hauteur de celle qu'il reconnaissait en Burckhardt. Il s'agit presque d'une attitude stoïque. D'un côté, on a à reconnaître l'unité (Einheitlichkeit) de toute culture, son organicité fondamentale. Mais, d'un autre côté, on se refuse à la déclarer, à la définir, à prétendre la saisir comme telle : on laisse les choses à leur état de division ou de "démontage" (Zerlegun). Comme Burckhardt, Warburg s'est toujours refusé à reclore une synthèse, façon de toujours repousser le moment de conclure, le moment hégélien du savoir absolu. "



photo : Freegiampi

"Faut-il encore parler d'une dialectique du temps ? Oui, si l'on veut bien entendre par ce terme un processus tensif plutôt que résolutif, obsidionnal et sédimenté plutôt que linéaire et orienté. La dialectique des "puissances stables" (Stabiles) et de l'"élément mobile" (Bewegtes) aura produit une critique profonde de l'historicisme : elle ne fait que complexifier, multiplier, voire désorienter les modèles du temps que Burckhardt nomme ici "crises", "révolutions", "ruptures", "réactions", "absorptions partielles ou inttermittentes", "fermentations", "perturbation"... et la liste ne saurait être close. Parler d'un "inconscient" (Unbewusstes) ou d'une "pathologie", c'est affirmer, de plus, que la dialectique à l'oeuvre ne démontre plus que l'impureté et l'anachronisme du temps. Telle serait la deuxième leçon, la deuxième inconséquence d'une approche morphologique et dynamique de l'histoire : le temps libère des symptômes, et avec eux il fait agir lesfantômes. Le temps, chez Burckhardt, est déjà un temps de la hantise, de l'hybridation, de l'anachronisme ; à ce titre, il anticipe directement les "survivances" warburgiennes.

Ainsi Burckhardt parle-t-il de la culture occidentale comme d'une mouvance sans limites, "imprégnée des traditions de tous les temps, de tous les peuples et de toutes les civilisations". Ainsi constate-t-il qu'"il n'y a pas de limites nettes" à y reconnaître, que l'"organisme " de toute culture n'est qu'un perpétuel "produit en formation", un "processus marqué par l'influence des contrastes et des affinités" - la conclusion étant que, "dans l'histoire, tout est plein de bâtardise (Bastardtum), comme si celle-ci était indispensable à la fécondation (Befruchtung) des grands événements spirituels.

Or, cette impureté n'est pas seulement synchronique : elle touche le temps lui-même, son rythme, son développement. Il ne faut pas, affirme Burckhardt, s'en remettre aux périodes, séparer l'histoire en "âges de l'humanité", mais constater plutôt "un nombre infini d'incarnations successives" qui supposent "transformations", donc "imperfections" - comme un mélange difficile à analyser, de "destructions" et de quelque chose qu'il faut bien nommer des "survivances". C'est, notamment, lorsqu'il refuse toute périodisation hiérarchique de l'histoire entre barbarie et civilisation - comme, plus tard, Warburg refusera de séparer nettement Moyen Âge et Renaissance - que Burckhardt touche au plus près du Nachleben :

"[...] il ne nous est pas possible de débuter par le passage de la barbarie à la civilisation. Dans un cas comme dans l'autre, les notions sont beaucoup trop imprécises. [...] L'emploi de ces mots est finalement une question de sentiment personnel : je considère pour ma part comme de la barbarie de mettre les oiseaux en cage. Dès l'abord, il faudrait mettre à part certains usages remontant à la nuit des temps et subsistant à l'état de fossiles jusqu'à une époque de haute civilisation, pour des motifs peut-être religieux ou politiques, tels certains sacrifices humains. [...] De nombreux éléments de culture, provenant peut-être de quelque peuple oublié, continuent à vivre inconsciemment (lebt auch unbewusst weiter), comme un héritage secret et sont passés dans le sang même de l'humanité. Il faudrait toujours tenir compte de cette addition inconsciente de patrimoines culturels (unbewusstes Aufsummieren von Kulturresultaten), aussi bien chez les peuples que chez les individus. Cette croissance et cette perte (Wachsen und Vergehen) obéissent aux lois souveraines et insondables de la vie (höhere, unergrundliche Lebensgesetze)."

Burckhardt, dans la même page, utilisait le mot Weiterleben, qui signifie "subsistance" et, déjà, "survivance". La voie était ouverte pour comprendre le temps comme ce jeu impur, tensif, ce débat de latences et de violences que l'on peut nommer, avec Warburg, la "vie" (Leben) des images."

L'image survivante, Georges Didi-Huberman.



Il n'y a plus d' Europe et elle est peut-être morte avec l'Allemagne, comme l'avait vu Visconti dans sa trilogie (tétralogie) allemande, Les DamnésMort à VeniseLudwig, et l'avortée Montagne magique, où, à chaque fois l'effondrement ou la décomposition de l'Allemagne humaniste est figurée par la faillite de la musique : le renoncement que l'on peut supposer de Gunther Von Essenbeck au violoncelle et à ses études pour embrasser le nazisme (après que sur la scène, le numéro de Martin ait succédé à son interprétation d'une des suites de Bach), la perdition morale et la mort d'Aschenbach, la chute de Louis II et de son rêve wagnérien ( et peut-être dans le quatrième volet, le phonographe du sanatorium aurait-il joué un rôle).

Entre Nietzsche et Warburg c'est la folie qui sonne la décomposition d'un monde, même "effondrement complet", et, entre eux, recevant d'abord, affolé, les lettres de Nieztsche envoyées de Turin, le pauvre Burckhart dont Warburg poursuit "la voie. Coïncidence aussi signalée par Didi-Huberman : "Nietzsche, à son retour de Turin, fut soigné par le grand psychiatre Otto Ludiwg Biswanger, oncle de celui qui, entre 1921 et 1924, aura consacré ses propres efforts thérapeuthiques à l'égard du génial historien de l'art en "état d'effondrement complet".




Après "l'effondrement complet" de l'Allemagne qui a entraîné aussi le discrédit de tout ce dont s'enorgueillissait l'Europe et son "haut degré" de civilisation, plus rien ne lui a succédé. Il n'y a plus de "culture européenne", hormis la culpabilité post-Shoah et post-colonialiste, qui aboutit à une posture paradoxale (du moins à l'Ouest) qui peut se résumer par : "Nous sommes contre la guerre et contre l'islamisme qui nous a déclaré la guerre." Dans le même ordre d'idée, l'insistance sur les crimes de l'islam (génocidaire de femmes) ou d'Israël (génocidaire de Palestiniens) est une façon de projeter ses fautes sur ceux qui n'étaient pas à Auschwitz (hormis par le curieux terme "musulman" pour signifier un déporté en fin de vie) "mais qui auraient pu y être bourreaux car l'islam vaut bien le nazisme" ou sur "les fils de ceux qui y étaient mais ne font pas mieux que les bourreaux, au final". Il n'y a plus de dieux ni de civilisation ici, juste des fantômes et la honte.

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