lundi, novembre 24, 2008

Turcs, Kurdes et Arabes

"L'attribution du poste de vizir à un lieutenant de Nûr al-Dîn ne manqua pas de soulever aussi des inquiétudes du côté égyptien. Les habitants de ce pays assistaient, en effet, à une double et profonde mutation : d'un côté, un pouvoir chiite cohabitait désormais avec un pouvoir sunnite, et de l'autre une dynastie turque, celle de Nûr al-Dîn, s'implantait aux côtés d'une dynastie arabe, celle des Fatimides. Deux mondes qui n'avaient cessé jusqu'alors de s'affronter et que beaucoup de choses opposaient a priori. La perception qu'ils avaient l'un de l'autre, faite de nombreux clichés, reflétait la méfiance réciproque qui opposait ces deux ethnies dans le monde musulman depuis le IX° siècle. Les Egyptiens désignaient la plupart du temps l'armée de Nûr al-Dîn sous le nom de "Ghuzz" (les Turcs), sans toujours faire la distinction entre Turcs et Kurdes. Ils voyaient dans ces "Ghuzz" de bons guerriers capables de les défendre contre les Francs, mais aussi des soldats souvent frustres et brutaux. Les Egyptiens détestaient les Turcs, nous dit Guillaume de Tyr, et l'auteur copte de l'Histoire des églises et monastères d'Egypte dénonce lui aussi les nombreuses destructions d'églises par les "Ghuzz".

Les Egyptiens, de leur côté, n'étaient pas toujours bien considérés par les Turcs, ni même par les Kurdes. Une anecdote est à ce sujet révélatrice. Quand le frère de Saladin, al-'Âdil, voulut accompagner l'armée de Shîrkûh en Egypte, il alla demander une sacoche en cuir à son père Ayyûb. Celui-ci lui en remit une en disant : "Si vous vous emparez de l'Egypte, offre-moi son contenant en or." Lorsqu'il arriva en Egypte, un an et demi plus tard, il réclama la sacoche à son fils. Al-'Âdil la remplit alors avec des dirhams "noirs" de faible aloi qu'il recouvrit de quelques dinars d'or. Quand Ayyûb découvrit la supercherie il s'écria : "Tu as déjà appris à tricher comme les Egyptiens !" Guillaume de Tyr ne semble pas avoir eu une meilleure idée des hommes chargés de la défense du Caire, qu'il juge "faibles et efféminés". Quant à l'auteur de la Chronique anonyme syriaque, il prétend que les Egyptiens avaient la réputation d'être des traîtres et des déserteurs. Des préjugés de part et d'autre qu'il ne faut sans doute pas prendre à la lettre mais qui reflètent bien la méfiance, pour ne pas dire l'hostilité, qui opposaient souvent les Turcs aux Arabes, la Syrie à l'Egypte."



Anne-Marie Eddé, Saladin, I : L'ascension, 3, Vizir au Caire.


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