jeudi, février 21, 2008

OFFENSIVE TURQUE AU KURDISTAN D’IRAK


Au soir du 21 février, l’armée turque a lancé une opération contre les bases du PKK de Qandil, au Kurdistan d’Irak, en franchissant la frontière. L’opération a duré une semaine, avant le retrait des troupes turques. Mais le chef de l’état-major a déclaré qu’il se réservait le droit de reprendre ce type d’opération, si nécessaire, tandis que le PKK présentait ce retrait comme une lourde défaite de l’armée turque.

Les bombardements de l’armée turque sur la frontière irakienne, s’étaient poursuivis régulièrement, depuis décembre 2007. Le 4 février, des avions ont franchi la frontière pour bombarder 3 villages – vides - près de Qandil, sans faire de victimes, selon le PKK. De son côté l’armée turque a qualifié ce bombardement de « pilonnage massif » sur les bases des combattants kurdes.

Mais la plupart des observateurs ne s’attendaient pas à une offensive en février, en raison du climat encore hivernal, qui rend les opérations en montagne très difficiles. Le 18 février, dans le journal turc Zaman, proche de l’AKP, le journaliste Ercan Yavuz déclare que « l’armée turque est maintenant prête pour effectuer une opération terrestre en Irak ». La date la plus probable qui est donnée est la mi-mars.
Cependant, plusieurs responsables américains se sont rendus à Ankara avant la date de l’offensive. Le 13, c’est le général James Cartwright qui est arrivé à Ankara pour rencontrer le général turc Ergin Saygun et David Petraeus, le commandant des forces américaines en Irak. La rencontre devait porter sur la « lutte commune » des Etats-Unis et de la Turquie contre le PKK. Le 15 février, le ministre américain de la Justice, Michael Mukasey, s’est à son tour entretenu à Ankara avec des responsables turcs sur le même sujet. Le ministre américain a alors déclaré que cette coopération avait été « active et couronnée de succès » et qu’elle continuait.

Le même jour, dans toute la Turquie, la police était en état « d’alerte maximale » en raison des manifestations kurdes commémorant le 9ème anniversaire de la capture d’Abdullah Öcalan. Des heurts s’étaient produits entre la police et des manifestants kurdes, au cours desquels un garçon de 15 ans a été tué à Cizre. Lors de ses funérailles, la police anti-émeute est une fois de plus intervenue contre des jeunes manifestants qui ont détruits plusieurs boutiques, érigé des barricades dans les rues et lancé des pierres sur les forces de l’ordre turques. Des troubles agitaient aussi la ville kurde de Hakkari.

Le 21, des troupes turques, comprenant plusieurs milliers de soldats et 3000 commandos ont franchi pour la première fois la frontière, amorçant une opération terrestre contre le PKK. L’armée a pénétré de 20 km à l’intérieur du Kurdistan d’Irak, l’avancée de l’infanterie étant soutenue par les tirs d’artillerie, l’aviation et les « renseignements en temps réel » promis par les USA depuis le début de janvier sur les positions et mouvements du PKK.

L’armée turque affirme avoir détruit, totalement ou partiellement 312 positions. Quant aux pertes humaines, elles s’élèveraient au total à plus de 300 morts, dont 270 rebelles du PKK et 30 soldats selon le communiqué de l’état major turc alors que le site proche du Parti des travailleurs du Kurdistan a annoncé la mort de 130 soldats turcs et 5 PKK et annonce avoir abattu un hélicoptère, dont la perte a été confirmée par l’armée turque, qui évoque seulement un « incident technique ». Les sources kurdes indépendantes évaluent le bilan à une douzaine de morts, dont 5 civils côté kurde ; les pertes turques autour d’une trentaine de morts.

Le Gouvernement du Kurdistan d’Irak, qui a protesté contre cette violation de frontière, et accusé rapidement la Turquie de viser toute la Région kurde et non seulement le PKK, a mis ses Peshmergas en état d’alerte maximale, autour des grandes villes et sur les points stratégiques. Le 21 février, des blindés turcs basés à Bamarné, près d’Amadiyya, installés là depuis les accords de « cessez-le-feu » entre la Turquie, les Etats-Unis et le PDK en 1997, ont tenté de quitter leur caserne pour participer à une manoeuvre d’encerclement de la région frontalière de Hak. Ils ont été immédiatement encerclés par les peshmergas et violemment pris à partie par la population kurde, très hostile à l’opération turque et ils ont dû rebrousser chemin.

Le 24, de violents combats se déroulaient autour du camp de Zap, que les Turcs cherchaient à prendre d’assaut, couverts par l’artillerie et des frappes aériennes. Ce camp, à 6 km de la frontière turque et encastré dans une vallée profonde, est un des principaux points de passage pour les attaques du PKK en Turquie, ainsi que sur le camp de Harkuk, où des soldats étaient parachutés par hélicoptères. L’état-major parlait toujours de « lourdes pertes » dans le camp kurde, mais le mardi 25, de fortes chutes de neige ont contraint les troupes turques à stopper leur avancée. Le PKK a parlé alors de 200 soldats que leurs propres combattants auraient encerclé dans une des vallées montagneuses et a fait état aussi de « nombreux » soldats gelés sur place, les températures ayant chuté en dessous de – 15 degrés.

Le porte-parole du Gouvernement régional du Kurdistan a dénoncé la position américaine au sujet du raid turc sur les montagnes de Qandil : « Nous tenons pour responsable le gouvernement américain de ces opérations militaires, car sans son consentement la Turquie ne se serait jamais permis de violer la souveraineté territoriale et aérienne de l’Irak » a accusé Falah Mustafa, le ministre kurde des Relations extérieures. « Le Gouvernement régional condamne ces opérations militaires et le bombardement des infrastructures » et « demande à la Turquie de se retirer immédiatement de la Région kurde d’Irak. Le problème ne sera pas résolu militairement, mais par des moyens pacifiques. » Falah Mustafa a également insisté sur les mesures déjà prise par le gouvernement kurde pour stopper les activités du PKK dans la Région du Kurdistan, avant d’appeler à un dialogue direct entre Ankara, Washington et Erbil pour trouver une solution.

Le 25 février, le Premier ministre de la Région du Kurdistan, Nêçirvan Barzani, a tenu une conférence de presse, durant laquelle il s’est dit « très préoccupé » par l’opération turque et a appelé à la cessation immédiate de l’incursion. Le Premier ministre a insisté sur le fait que seule une solution politique pouvait résoudre la question : « Le Gouvernement régional du Kurdistan comprend que le PKK soit un problème pour la Turquie. Dans les années 1990, la Turquie, parfois avec notre aide, a essayé de résoudre militairement le problème avec le PKK et aujourd’hui, elle essaie à nouveau. Mais l’expérience nous a montré clairement que les méthodes militaires ne peuvent réussir. Je suis prêt à me rendre à Ankara. Une discussion quadripartite entre Washington, Istanbul, Baghdad, et Erbil aiderait à trouver une solution durable et pacifique à cette question. »

Le Premier ministre a également condamné la destruction d’infrastructures loin des zones frontalières par l’aviation turque, et sans rapport avec le PKK : «  Nous pensons que cela prouve qu’en dépit de leur but affiché, la Turquie vise la Région du Kurdistan. Je suis surpris par la faible réponse de Bagdad devant cette violation flagrante de la souveraineté irakienne. »

Le 26 février, le parlement kurde a d’ailleurs demandé la fermeture de ces bases turques et le départ de leurs 3200 soldats de la Région du Kurdistan. « Nous exigeons que le gouvernement turc quitte les bases qui avaient été établies dans la région du Kurdistan en raison des circonstances exceptionnelles que la région traversait avant la chute du régime de Saddam Hussein ».

La « faible réaction irakienne », dénoncée par Nêçirvan Barzani, a en fait beaucoup varié entre les premiers jours de l’offensive et le moment où les combats se sont intensifiés et enlisés. Le 23, le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki a appelé la Turquie à « respecter la souveraineté de l'Irak », tandis que le ministre des Affaires étrangères irakiens, le kurde Hoshyar Zebari, s’adressant à la BBC, qualifiait l’opération d’ « incursion militaire limitée dans une région lointaine, isolée et inhabitée » en ajoutant que « si elle continuait, ça pourrait déstabiliser la région, parce qu'une erreur pourrait déboucher sur une escalade ». M. Zebari a indiqué que le gouvernement irakien n'avait été informé des intentions turques qu'à « la dernière minute », qu’il n’avait pas donné son consentement à l’opération et que « malgré la promesse d'Ankara d'"éviter de cibler les infrastructures, plusieurs ponts ont déjà été détruits ».

Cependant, le 24, le porte-parole du gouvernement irakien, M. Ali Dabbagh, déclarait : « Nous ne pensons pas que ces opérations représentent une atteinte la souveraineté de l'Irak. Nous savons qu'il existe une menace contre la Turquie de la part des terroristes du PKK, mais nous avons fait savoir à la Turquie que cette opération ne devait pas déstabiliser l'Irak et la région ».

Mais l’impopularité de l’incursion turque et le scepticisme grandissant concernant son efficacité a peut-être amené Bagdad à durcir son propos car le même jour un nouveau communiqué appelait la Turquie « à retirer au plus vite ses troupes du nord de l'Irak » en affirmant, cette fois-ci, qu’il s’agissait d’une « menace pour sa souveraineté ». Le cabinet du Premier ministre invitait aussi Ankara à « ouvrir un dialogue bilatéral avec le gouvernement irakien » et que le conflit avec le PKK ne devait pas être traité par des voies militaires », tout en assurant « comprendre les préoccupations légitimes de la Turquie en matière de sécurité ».

Les dignitaires chiites ont désapprouvé, pour leur part, l’opération turque. Un religieux chiite, Qasim al-Tayi, a ainsi déclaré le 24 février : « Nous rejetons catégoriquement l’incursion turque dans le nord de l’Irak et nous la considérons comme une agression et une violation de la souveraineté de l’Irak ; nous appelons toutes les forces politiques, les décisionnaires et l’opinion publique à s’opposer fermement à cette invasion. L’avancée des troupes turques à l’intérieur du territoire irakien sous prétexte de pourchasser le Parti des travailleurs du Kurdistan peut amener la destruction de la plupart des infrastructures du pays et la mort d’Irakiens innocents. » Qasim al-tayi a ajouté que cette incursion était un acte illégitime, « qui ne peut avoir d’explication rationnelle ».

Du côté américain, dès le 22 février, le président George Bush avait approuvé l’offensive, mais devant les difficultés rencontrées par les troupes turques, la dureté inattendue des combats, aggravée par de lourdes chutes de neige, et le danger d’affrontements directs entre les Turcs et les Peshmergas, Washington a très vite craint une contagion du conflit au Kurdistan d’Irak et appelé la Turquie à se retirer « le plus vite possible ».

Mais le ministre de la Défense turc, Vecdi Gönül, a semblé sourd aux demandes rapides de retrait, qu’elles émanent des Etats-Unis, de l’Irak ou de l’Union européenne et a déclaré : « la Turquie restera dans le nord de l’Irak le temps qu’il faut », tout en assurant les Américains que son pays n’avait pas l’intention d’occuper le « nord de l’Irak ».

Le 27 février, une délégation turque est partie à Bagdad pour s’entretenir de l’opération dans le nord du pays. A l’issue de cette rencontre, Ahmet Davutoglu, le conseiller pour la politique étrangère du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, a déclaré dans une conférence de presse donnée avec le ministre des Affaires étrangères irakien, le Kurde Hoshyar Zebari : « Il n'y aura pas de calendrier de retrait des troupes turques du nord de l'Irak tant que la présence de l'organisation n'est pas éliminée ».
Mais dans la nuit du 27, de façon inattendue, l’armée turque a commencé de se retirer du Kurdistan d’Irak, alors qu’une heure auparavant le chef de l’armée turque, le général Yasar Büyükanit, refusait également de donner une date de retrait : « Un délai rapide est une notion relative, il peut s’agir parfois d’un jour et parfois d’un an ».

La plupart des médias turcs, ainsi que la classe politique et même l’homme de la rue sont persuadés que cette volte-face a pour cause les pressions américaines, et la menace de fermer l’espace aérien à l’aviation turque, en plus de suspendre les informations en temps réel sur les mouvements des Kurdes, malgré les démentis de l’armée. La presse turque a même parlé de « bombe » pour qualifier l’annonce officielle de la fin des opérations. Face à ces affirmations, Yasar Büyükanit, interrogé par le journal Milliyet, a réitéré que « la décision du retrait comme l’ordre du départ des opérations militaires, ne dépend que de lui, et ni l’administration politique ou un pays allié (US), ne peuvent prendre une telle décision », laissant donc entendre que ce retrait a surpris même le Premier ministre turc. : « Monsieur Erdogan était au courant de l’ensemble de l’opération y compris la décision du retrait, par contre, il ne savait pas, quand et où exactement se déroulerait le retrait ». Le général insiste sur le fait que ce n’est pas l’ultime visite du Secrétaire d’Etat Robert Gates qui est à l’origine de sa décision. Il explique ainsi que les troupes avaient commencé à se retirer deux jours avant l’annonce officielle, survenue le 29, pour  « éviter que les Kurdes n’attaquent nos soldats lors de leur retrait ». Mais cette explication ne semble guère convaincante, car ce sont précisément les Kurdes, les Peshmergas d’abord et puis les combattants du PKK qui, dès le 27, ont donné l’alerte aux médias.

Dans la classe politique turque, le retrait a causé quelques remous, notamment au Parlement. Les deux partis de l’opposition, le Parti du mouvement nationaliste (MHP) et le Parti républicain du peuple (CHP) ont vivement critiqué le chef de l’état-major et Robert Gates. Le président de l’assemblée turque, Köksal Toptan, a condamné également sur la chaîne turque TRT les pressions américaines, y voyant une manoeuvre régionale : « J’imagine qu’ils voulaient envoyer un message au gouvernement irakien central d’une part, et à l’administration régionale du Kurdistan du nord de l’Irak d’autre part, en disant que, si vous êtes en colère contre nous car nous aidons les Turcs, ces derniers se retireront dès que nous le leur demanderons. »

Sitôt après l’annonce officielle du retrait Recep Tayyip Erdogan a fait deux déclarations contradictoires. D’une part, en s’adresant au gouvernement de Bagdad, il a déclaré que « la Turquie et l'Irak ne devraient pas permettre aux rebelles kurdes du PKK d’empoisonner leurs relations bilatérales » et il a appelé à nouveau une coopération entre les deux pays pour chasser le PKK du nord de l’Irak. Mais d’un autre côté, il a également invité le PKK à déposer les armes, en déclarant que la démocratie turque était « assez mûre » pour résoudre politiquement la question kurde : « Notre démocratie est assez mûre pour prendre en compte toutes les sortes de divergences, toutes les sortes d'opinions politiques tant qu'elles restent sur le terrain de la loi ».

Le PKK a, en réponse à l’attaque turque, appelé les Kurdes de Turquie à des mouvements d’émeutes urbaines. Bahoz Erdal, un des leaders de ce parti, a ainsi déclaré : « La jeunesse kurde doit répliquer à cette opération » et « la réponse doit être forte. S’ils veulent nous balayer, notre jeunesse doit rendre la vie dans les villes insupportables et brûler des centaines de voitures chaque nuit. » Le PKK accuse également les USA d’avoir participé activement à l’opération. « Des avions de reconnaissance américains ont survolé la région. Ils donnaient des informations à la Turquie sur nos positions en temps réel et les avions turcs venaient ensuite nous bombarder. » Bahoz Erdal a également accusé des groupes de Kurdes irakiens d’avoir pris part au combat, en dénonçant ouvertement le président irakien, Jalal Talabani : « Selon nous, l’attitude de Jalal Talabani est très dangereuse. Nous avons des informations selon lesquelles il aurait même invité l’armée turque à Qandil. » Le Porte-Parole du PKK a invité également les Kurdes d’Irak à s’opposer à l’invasion.

En fait, dès le 23 février, des manifestations contre l’opération militaire avaient été organisées par le DTP, d’abord à Istanbul, puis dans quelques villes kurdes. A Diyarbakir, ce sont quelques milliers de personnes qui ont défilé le 25 pour réclamer la fin de l’incursion, avec des slogans très hostiles au Premier ministre turc et au président d’Irak, Jalal Talabani, alors en visite en Turquie. Les manifestations n’ont pas cependant dégénéré en violences, la police ayant visiblement reçu des instructions pour éviter tout embrasement.

De son côté, le gouvernement iranien, par la voix de son porte-parole Mohmmad Ali Hosseini, a annoncé avoir « renforcé » sa frontière avec le Kurdistan d’Irak après l‘offensive turque, afin d’empêcher les combattants du PKK de se réfugier en Iran.

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