jeudi, octobre 11, 2007

Mort de Mehmed Uzun

"Automne 1976. Voici que sonne l'heure du départ - un départ tranquille, à pas de loup, qui couronne l'automne de sa vie. Temps et espace comme par magie se sont tressés ensemble, et ces deux compères refusent qu'on les démêle : que l'un des deux pointe l'oreille, et l'on ne sait plus où l'on est ici, où est ailleurs, quand est aujourd'hui et quand hier, ni quel est le proche et le lointain. Un départ riche en bienfaits et en grâces, et qui s'étire. Un voyage d'où toute févrilité est bannie, exempt de tracasseries, de lassitude et de sueur ; aucune rancoeur de l'escorte, aucun dépit, rien de négatif - ce n'est pas une calamité ; le sang n'a pas coulé ; c'est un départ magnifique qui s'accorde aux grandes âmes ne convoitant que le sublime. Départ combien désiré, combien voulu !"

La Poursuite de l'ombre, ed. Phébus, trad. Fawaz Hussein.

Mehmed Uzun est mort ce matin à Diyarbekir, à 54 ans. Il souffrait depuis deux ans d'un cancer de l'estomac.

Mehmed Uzun est un des premiers écrivains issu de Turquie qui a écrit et publié en kurde et naturellement, ce ne fut pas sans connaître quelques ennuis. Il connut quelques ennuis pour ses dangereuses activités "séparatistes", soit promouvoir et étudier la littérature et la langue kurde. Le 21 mars (Joyeux Newroz) 1976, il fut arrêté et incarcéré à Ankara car il dirigeait un magazine bilingue kurde et turc, ce qui était effectivement très subversif. Son procès, qui eut lieu en juillet 1976, fut très kafkaïen. Trainé sur les bancs de l'accusation pour avoir écrit en kurde et se dire "Kurde", il fut sommé de prouver l'existence de son peuple et de sa langue face à un procureur qui, lui, affirmait que ni les Kurdes ni la langue kurde n'avaient de réalité. En général, dans toutes les juridictions du monde, quand le crime est imaginaire, le délit l'est aussi. Mais voilà Mehmet Uzun condamné à huit mois de prison pour usage de langue inexistante et appartenance revendiquée à une nation inexistante. Une fois libéré, il savait ne devoir connaitre qu'une suite d'aller-retour en prison et il choisit donc l'exil en Suède, en 1977.

En 1981, la Turquie prive ce mauvais citoyen de sa nationalité "turque" (en avait-il cure ?). Heureusement, à cette époque-là, la Suède était plus accueillante aux réfugiés politiques que la France d'aujourd'hui. Il reçut même des aides de Stockholm pour travailler sur la langue kurde, la collecte de mots et de traditions. Il apprit aussi l'alphabet arabo-persan pour pouvoir lire les classiques de la littérature kurde. Il recherchait aussi les magazines kurdes des années 20, quasi-introuvables, et participait à la revue linguistique de l'Institut kurde de Paris, Kurmancî.

Son premier roman, Tu (toi), parut en 1985. Il fut suivi de nombreux autres ; il écrivit aussi plusieurs essais.

Il avait été réintégré dans sa nationalité turque en 1992 et acquitté en 2002 par le tribunal de Diyarbakir pour une ultime accusation de séparatisme. En 2005, il put retourner vivre en Turquie et s'installa à Istanbul. C'est alors qu'éclata l'affaire de la "Liste noire". Un journal turc, Aksiyon, affirma que Mehmed Uzun figurait parmi 250 intellectuels kurdes dont le PKK voulait la mort. Il faut savoir que Mehmed Uzun critiquait tout aussi bien les violences exercées contre les Kurdes par l'Etat turc et la négation de leur identité que celles perpétrés par le PKK contre son propre peuple. Mais le PKK démentit totalement quelques jours plus tard en accusant les services turcs de s'être livré à une opération d'intox. Finalement, Mehmed Uzun repartit dès le mois d'août pour Stockholm, en expliquant qu' Aksiyon était "une revue islamiste, nationaliste et entretenant des liens avec les forces de sécurité", dont l'objectif était de "préparer un complot", d'"indiquer une cible (...) "Dans un pays comme la Turquie, où se produisent continuellement des meurtres politiques, on ne place jamais dans la ligne de mire sans une raison sérieuse le nom d'un auteur connu" (AFP).

En décembre 2005, il fut récompensé par le Gouvernement régional du Kurdistan pour l'ensemble de son oeuvre et de ses actions en faveur de la langue et de la littérature kurdes. En mai 2006, il apprit qu'il souffrait d'un cancer et que son médecin ne lui donnait plus que 6 mois à vivre. Il choisit donc de revenir à Diyarbakir, pour y mourir. Hospitalisé lundi après que son état s soit aggravé, il est mort ce matin et sera enterré samedi dans cette ville, considérée comme la capitale des Kurdes du nord. (source AFP).



Seul son roman La Poursuite de l'ombre fut traduit en français et édité par Phébus, avec une préface de Yachar Kemal :

"L'aventure de Mehmed Uzun romancier (que l'on peut dire jeune encore) est déjà une assez longue histoire, hérissée de difficultés et de traverses : mais c'est là semble-t-il le portique obligé que doit franchir tous les maîtres de la fiction - ceux en tout cas qui ont résolu d'accéder à leur art par la grande porte.

Mehmed est né dans une petite ville du Sud-Est anatolien : un lieu qui fut pour lui celui de tous les apprentissages. La plupart des gens, là-bas, parlent la langue kurde, restée vivante et créatrice par la grâce des conteurs populaires et par les vertus du livre - car les sources écrites ne manquent pas. Le grand poète Mela Djezir est lui aussi de cette région ; et les épopées de jadis, et mille fables, élégies et chansons, y sont encore sur toutes les lèvres. La langue kurde, dont on ne dira jamais assez la richesse, s'est développée très précisément à partir de ces parages, tant à l'oral qu'à l'écrit, jusqu'à se trouver parlée aujourd'hui assez loin de là : en Irak, en Iran, enSyrie du Nord. Et son expression moderne revendique d'autant mieux cette origine précise qu'elle n'a jamais cessé de s'abreuver aux sources de ce territoire matriciel : celles de la plus antique oralité. Le peuple kurde hante ces hautes solitudes depuis l'époque du pays d'Assour, des Akkadiens, depuis les très riches heures de Babylone, depuis le vieux temps des Hittites. Est-il descendu des hauteurs du Caucase, comme tant d'autres peuples de l'Asie ? Il semblerait : nombre de Kurdes ont les cheveux blonds, l'oeil bleu ou vert, le type caucasien.

Mehmed est un fils de cette terre de toujours accueillante aux pasteurs, et il a sucé dès l'enfance le lait de leur parler succulent. Eduqué par l'école dans la langue turque, il n'a jamais rompu avec la parole maternelle, celle des origines - même s'il goûte aussi les beautés du turc, dont la littérature n'a jamais renié non plus son passé oral, généreusement populaire, ainsi qu'en témoignent les fameuses épopées de Dede Korkut et de Köroglu, et plus encore les couplets - connus de tous - de ces très libres poètes que furent Yunus Emre, Karacaoglan, Pir Sultan Abdal, Dadaloglu. On dira que Mehmed Uzun est un écrivain qui a eu de la chance : il s'est approprié encore enfant deux langues irriguées par la plus riche sève populaire, fécondes l'une et l'autre en merveilleux fruits dans le champ de l'écriture comme dans celui de l'oralité. Autre aubaine : ayant choisi de s'installer en Occident, il lui a été donné de s'initier, en Suède surtout, à une culture radicalement autre. Cette prise de distance l'a curieusement rapproché de ses racines. L'usage dela langue kurde ayant été interdit en Turquie peu après l'avènement de la république, nombre de poètes et de romanciers kurdes se sont résolus à écrire et à publier en turc - certains d'entre eux allant jusqu'à renier leur kurdité. C'est ainsi que nombre d'écrivains kurdes au cours de ce siècle ont fait le bonheur de leurs lecteurs dans une langue qui n'était pas la leur, les lecteurs en question ignorant même, bien souvent, qu'ils avaient affaire en l'occurence à des créateurs d'origine kurde. Mehmed Uzun, en prenant le parti de l'exil, a évité ce malentendu : une manière, si l'on veut, de s'en revenir de chez soi par un chemin détourné.

Loin de sa terre, mais tout près d'elle par l'écriture, Mehmed Uzun s'est donné cette mission, plus malaisée qu'on n'imagine : devenir un romancier kurde ; et même à sa façon le premier vrai romancier kurde, dans la mesure où les fictions modernes publiées avant lui dans cette langue se fixaient des ambitions plutôt modestes - au rebours par exemple des oeuvres d'un poète comme Djegerkhwin , qui a su d'embler élever au plus haut le lyrisme d'un art renouvelé. Mais Djegerkhwin, c'est l'évidence, est de la race des grands anciens : Ahmedé Khani, Feqiyê Teyran, Avdalé Zeyniké même - qui fit l'Homère des Kurdes.

La réussite de Mehmed Uzun, créateur résolument moderne et pourtant fidèle comme aucun autre au naturel de sa langue, tient bien sûr à cette étroite conjugaison, en lui, du passé et du présent. Ainsi avait déjà procédé Pouchkine à l'heure de créer la poésie moderne de langue russe, qui grâce à lui tendait directement la main aux plus anciennes traditions populaires de sa nation. Ainsi fera un peu plus tard son compatriote Gogol, père du roman russe - qu'il s'emploiera à relier de la façon la plus subtile aux vieilles légendes slaves colportées par les conteurs au long des veillées. Ainsi, en Turquie même, aura su opérer en notre siècle Nazim Hikmet, à coup sûr l'un des plus grands poètes en sa langue - et le rénovateur incontesté de la prosodie turque.

Qu'on imagine donc ma surprise quand j'ai lu pour la première fois La Poursuite de l'ombre. Comment un écrivain qui s'essayait à un genre encore tout nouveau pour lui pouvait-il, presque d'emblée, atteindre à cette maîtrise, débusquer de pareilles richesses ! Les dons innés, fussent-ils servis par une évidente culture, ne sauraient suffire à cela. Mehmed connaît bien le passé et le présent de sa langue, il n'ignore rien non plus du meilleur de la littérature turque, il s'est ouvert enfin aux merveilles issues de bien des horizons lointains. Mais surtout il a tenu à se soumettre - et ce n'est jamais facile - à l'épreuve décisive : créer une modernité qui soit le produit de l'intime transmutation d'une tradition. Et c'est par là qu'il donne, pour demain, toute sa chance à la langue kurde.

oui, La Poursuite de l'ombre est le livre d'un maître : d'un homme qui s'est contraint à franchir la porte étroite - la seule qui conduise aux plus hauts chemins. Et ce par la difficile alchimie qu'on vient de dire ; mais aussi par l'âpreté des thèmes auxquels il a accepté de s'affronter. Il nous convie en effet à vivre avec lui les tourments de deux amours inguérissables : celui que tant d'entre nous persistent à vouer à la Femme inaccessible, et celui que quelques-uns (ils n'ont jamais été nombreux) professent à l'endroit d'une cause qui leur est d'autant plus chère que tout indique qu'ils mourront avant de l'avoir vue triompher. Memduh Selim bey, son héros, a fait des études à Istanbul au début de ce siècle : c'est un homme de culture, qui ne vit que pour comprendre, et qui se voit expulser de Turquie - sa patrie intellectuelle - peu après la naissance de la République : pour le seul motif qu'il est kurde et qu'il persiste à s'affirmer tel. Son pays désormais aura nom exil : il vivra toujours "ailleurs", à Antioche, à Alep et dans d'autres villes de la Syrie de l'époque - alors sous administration française. Il aimera de loin celle qu'il a élue : une Tcherkesse à laquelle il aura tout juste le temps de se fiancer, et dont l'histoire de son siècle s'ingéniera à le séparer. Car Memduh a accepté que son destin se confonde avec celui de ses frères : il répond présent quand éclate l'insurrection du mont Ararat, présent encore à l'instant de participer à la fondation de Khoyboun, ligue kurde à vocation de parti.

Son itinéraire sera celui de la déception consentie par amour, de l'aveuglement volontaire mais librement assumé. Envoyé spécial de Khoyboun sur le front, il ne balance pas longtemps entre les douceurs de l'idylle promise et son devoir de guerrier. C'est même au nom de l'amour, un amour plus grand que lui, qu'il choisit la guerre et perd son aimée. Il ne recevra en échange, pour tout butin, que violence, pauvreté, famine - et défaite. Et trouvera à son retour la jeune enfant à lui offerte mariée à un riche compatriote vivant en pays arabe.

La suite sera de la même eau : déroute et désillusion. Battu sur tous les fronts, secrètement démoralisé, Memduh ne rend pourtant pas les armes. Il restera jusqu'au bout fidèle à la cause, appliqué à ne jamais s'écarter du chemin qu'il a fait sien. Son histoire fut sans doute celle de beaucoup d'autres. Le romancier nous la présente pour ce qu'elle est : une histoire vraie. C'est-à-dire une tragédie.

Et il le fait sans hausser le ton : s'il se risque à des descriptions toutes neuves, c'est par le moyen de mots très simples, dans un style de grand naturel. Le lecteur se sent tout de suite ensorcelé, le récit ne cessant d'opérer comme un charme. De même les personnages, présentés avec le relief le plus fort, s'offrent à nous dans une lumière d'une franchise, d'une naïveté désarmante. Seuls les maîtres sont capables de franchir ce seuil, où la simplicité obtient pouvoir de tout dire. Les grandes épopées de l'ancien temps tiraient de là déjà leur plus sûre magie : elles nous montraient des hommes qui, par-delà la violence de leur aventure, n'étaient pas différents de nous. Les épisodes que Mehmed tresse ici pour notre émerveillement prennnent modèle sur cet art éprouvé, sans même que nous nous en rendions compte. La légende parle ici, sans se forcer, la langue du roman : pureté et complexité unies dans la simple description de ce qui est, pour le plus grand bonheur du lecteur amoureux de la beauté sans apprêt.

Le livre refermé, je me suis senti longtemps prisonnier, je l'avoue, des enchantements de Mehmed le sorcier : j'avais vécu pour de bon l'histoire de Memduh Selim bey, je m'en étais fait un ami, j'avais recréé son aventure à ma façon en cheminant à son côté, je lui en avais voulu parfois, j'avais partagé sa tristesse, il m'était même arriver de le mépriser : comme il arrive que l'on s'en veuille à soi-même quand on s'aperçoit qu'on est devenu le héros malheureux de l'histoire qu'on lit. Parvenu à ce point, j'ai cru pouvoir mettre au jour le secret de Mehmed le magicien - mais je n'ai su prononcer que ces mots : quel admirable talent ! Et j'ajoute aujourd'hui : quel bonheur pour son peuple que de voir servie de la sorte la langue qui est la sienne, et dont nul ne s'étonnera qu'elle soit la plus riche, la plus ancienne, la plus vivante de ce coin d'Asie.

Le mot maître revient une fois encore sur mes lèvres. Il évoque ici, pour moi, l'artisan parvenu à la tranquille assurance de son art, et qui s'autorise enfin à poser la première pierre de l'édifice : en l'affaire, celui du grand roman kurde, rêvé et bâti ici par Uzun ; et, par-delà, celui d'une langue romanesque qui a l'avenir devant soi. Car nul n'en peut douter : l'honneur de ce geste lui appartient.

Et je reviendrai sur ce point encore : signer un grand roman ne va jamais de soi, mais inventer une langue qui ouvre à tout un peuple les perspectives d'une forme neuve de fiction est une tâche infiniment plus ardue. Mehmed Uzun, pour s'être donné cette double mission, mérite de voir sa réussite saluée deux fois.

Mais peut-être ne fallait-il pas moins que ce commencement merveilleux pour que l'antique langue kurde ajoute un avenir à son passé : un avenir dont ce livre nous promet d'ores et déjà qu'il portera les plus beaux fruits - mais aucun n'aura jamais la fraîcheur de celui-ci, celle d'une saison à son premier jour."

Yachar Kemal.

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