lundi, février 12, 2007

Roman de Baïbars : Le Procès du moine maudit


Avec Le Procès du moine maudit se clot - hélas !- la publication des traductions françaises de ce roman. La moitié du volume est occupée par l'ambassade tumultueuse du Korani, de Saad et d'Edamor chez le roi de Rome, Frédéric. En fait, Frédéric II était déjà mort quand Baïbars devint sultan, mais il eut par contre des relations diplomatiques avec le fils de Frédéric, Manfred, qui fut roi de Sicile. Manfred avait d'ailleurs poursuivi la politique paternelle de collaboration poussée avec les Ayyoubides, puisqu'au moment de la Septième Croisade, il informait le dernier Ayyoubide, le sultan Nadjm al-Dîn Saleh, des mouvements du roi de France vers l'Egypte.

Baïbars envoya aussi une ambassade à Manfred, relatée par Djamal al-Dîn ibn Wasil, dont le récit fut rapporté par Ibn al-Athir, et qui montre Manfred tout aussi préccupé de sciences, de logique, de philosophie que son père.


La seconde partie du récit couvre abondamment les malheurs d'Ibrahim, l'ex-chevalier sans nom, qui affreusement blessé par les Francs, se languit sur son lit de mort, en état de pourriture vivante, malgré les soins de Chiha, tout ça parce que son encombrante et remuante famille se mêle de sa guérison... Pour finir, alors qu'il n'espère plus qu'en la mort, l'intervention miraculeuse de Khidr le Prophète, qui le guérit en un tour de main, rétablit les choses. Ce Khidr "Abû-l-Abbas", que l'on voit assez peu dans le roman, mais qu'invoque fréquemment Ibrahim, comme une sorte de protecteur naturel, a aussi son importance dans le monde mystérieux des Quarante, puisqu'il est le naqîb des Quarante, soit leur syndic et donc, bien qu'il soit pour l'essentiel aussi invisible et discret que le Pôle du monde, a partie prenante dans l'accession au pouvoir de Baïbars.

Khidr, ou Khadir, ou Khezr, selon les langues et les peuples est une des figures les plus énigmatiques de l'imaginaire ésotérique musulman. Dans le Coran, c'est un inconnu croisé par Moïse. Le futur prophète demande à marcher avec lui, et s'entend poser comme condition qu'il ne s'étonnera de rien et ne questionnera sur rien. Moïse accepte, et voit Khidr commettre d'étranges actes, faisant couler un bateau, tuant un jeune homme, sans justification aucune, avec toutes les apparences de l'iniquité et de l'injustice. Naturellement, Moïse finit par s'étonner à voix haute et s'entend reprocher son peu de sagesse, car chacun de ses actes avait un sens caché lié à sa connaissance de l'avenir et du destin des créatures qu'ils croisaient (les Quarante ont la vision de l'échiquier du monde, ne l'oublions pas et sont capables de prévoir de multiples coups par avance). Cette histoire est d'ailleurs tellement courante dans les contes du monde entier, qu'on se demande si ce n'est pas une légende archétypale. J'en avais même lu une variante kurde. Quoi qu'il en soit les actes répréhensibles "en apparence" de Khidr alors qu'ils sont bénéfiques sur le plan du Secret, le relient à la sagesse inversée de certains mystiques, la "folle sagesse" des kalenders et de certains malamatî extrêmes.

Autre lien entre Khidr et les "errants", qu'ils soient soufis ou voyageurs, c'est qu'il est un prophète des routes, du voyage, un sauveur des naufragers (par un glissement courant que l'on rencontre aussi dans le culte des saints catholiques, celui qui fait couler un bateau est celui que l'on invoque dans les tempêtes, de même que des saints locaux donnent les maux qu'ils peuvent curer). Khidr est le jumeau du dieu grec que l'on croise en chemin, ou qui vous demande l'hospitalité, sous l'aspect d'un mendiant ou d'un étranger, il y a du Hermès vagabond dans cette figure.

Dans ses attributs marins, il est aussi, selon le poète turc Karacaoglan, "le gardien des mers" et est monté sur un cheval gris, tout comme dans le Livre de Dede Korkut. Ce "coursier gris des mers" rappelle d'ailleurs de façon frappante le fameux Bozé Rawan, le cheval marin de Memê Alan, "le Gris qui va l'amble". Cela est aussi repris dans la légende du Kalâm gourani des Yaresan (Ahlé-Haqq), étudiée par Mohammad Mokri, celle du "Cavalier au coursier gris, le dompteur du vent" (JA 1974), où Khidr est assimilé à Pîr Dawûd, se portant au secours de Pîr Benyamin, en passe de faire naufrage en mer. Dawûd chevauche le vent et sauve le bateau, l'équipage, et Pîr Benyamin. Voici un extrait de ce très bel hymne (chanté par Ali Akbar Moradî dont nous avons déjà parlé ) :

Ber ew dewanî
Dawûd ha ama ber-ew dêwanî
Shah swar mabô dûstan mizganî

Hors de la cour
Oh, Dâwûd sort de la cour.
Le roi cavalier monte à cheval, Ô Compagnons bonne nouvelle !

Dâwwud gewwash-a
mêna-we-ser-a, gewher-shinas-â
Gerçek Dâwûd-a, ha Dawud ras-a

Dawûd est celui qui plonge dans la mer
Dawûd est Dawûd, Dawûd est celui qui plonge dans la mer,
Il porte un casque gris-bleu, il est le connaisseur des perles
Gerçek est Dawûd, Dawûd est équitable.


Si dans Baïbars on distingue le Pôle du Monde et Khidr Abû-l-Abbas, d'autres versions font de ce Prophète le Pôle. Al-Kaysarî pensait ainsi qu'avant que Moïse ne se révèle par la Prophétie au Zahîr (monde visible) Khidr était le Pôle secret. En général, l'aspect anonyme et discret du Pôle et de Khidr qui agit toujours incognito l'oppose à la fonction prophétique. En tous cas des versions plus populaires considèrent que comme les Quarante, le khadir réapparaît à chaque époque (sauf que les Quarante sont permutables et remplacés à leur mort alors que Khidr immortel ne ferait logiquement que se réincarner).

Mais Khwadja Khadir est aussi un descendant du dieu du printemps, des sources, de l'eau, de la vie immortelle, puisque l'on dit que Dieu lui accorda l'immortalité et le fit monter au paradis avant sa mort, ce qui explique que beaucoup de versions en font un compagnon d'Elie, et que d'autres le confondent avec Elie/Ilyas, faisant même parfois de ces deux figures, une sorte de paire jumelle. Les Turcs et les Alévis le fêtent au printemps, entre le 5 et 6 mai. Ou bien en le confondant avec le Saint Georges du 23 avril, ce qui leur permettait de le célébrer parfois en même temps que les Arméniens, surtout dans le Dersim où entre parainage interconfessionnel et pacte de fraternité, le syncrétisme des cultes alévis et chrétiens allait très loin.

Symbole de printemps, de ce qui reverdit, il est donc naturel que Khidr Abû-l-Abbas guérisse Ibrahim al-Koranî, tout comme la végétation morte renaît sur son passage, et bien sûr un des aspects les plus fascinants pour l'imaginaire humain est cette immortalité qui le relie à la Source de vie (mythe mésopotamien depuis Gilgamesh). Cela peut expliquer pourquoi on le représente parfois sous les traits d'un vieux fakir, ou bien sous ceux d'un adolescent, car en tant qu'immortel, il incarne et intègre tous les âges de la vie.

Khidr et sa "source de vie" ont naturellement inspiré les grands mystiques et particulièrement deux soufis voyageurs, Sohrawardî et plus encore Muhî al-Dîn ibn Arabî. Ce dernier, qui a tenté de systémiser et de distinguer tous les walî (saints) entre eux, présente une hiérarchie un peu différente des Quarante tels qu'ils sont vus dans Baïbars et dans beaucoup d'autres traditions. Ici, Khadir est le maître des Afrâd, des sages solitaires et plutôt "hors confrérie", parvenus au sommet de la connaissance initiatique. Ibn Arabî ne précise pas le nombre de ces afrâd mais indique que sept d'entre eux sont en plus des Abdal et occupent un rang au-dessus, le plus élevé étant celui des malamatî qui dépendent directement du Pôle du monde. Comme on le voit, il bouscule l'ordre plus traditionnel des Quarante Abdal, mais Ibn Arabî adore ne rien faire comme tout le monde. Ce qui est intéressant c'est qu'il appelle les Afrâd les "cavaliers".

Ibn Arabî avait des liens particuliers avec Khidr puisqu'il considérait qu'il avait reçu la khirqâ (manteau soufi) des mains mêmes de ce prophète, de même façon que Sohrawardî avait eu pour murshid Gabriel en personne. Ce qui n'empêche pas notre Sheikh de l'Ishraq de mentionner Kehzr dans l'Archange empourpré, en le prenant comme modèle de tout voyage initiatique, la Source de vie étant bien sûr celle de la Connaissance, et c'est ainsi qu'il recommande par deux fois :

"Si tu veux partir à la Quête de cette Source, chausse les même sandales que Khezr le prophète et progresse sur la route de l'abandon confiant jusqu'à ce que tu arrives à la région des Ténèbres."

"Si tu es Khezr, à travers la montagne de Qaf, sans peine, toi aussi, tu peux passer."

Khidr et tous ses avatars est ainsi le modèle et le guide des vagabonds spirituels, des errants à la recherche de la Source de vie, depuis Gilgamesh jusqu'à Ibn Arabî, d'Inde jusqu'en Méditerranée. Il est aussi celui qui intervient dans les cas désespérés (par exemple recouvrer la santé entre les mains du terrible matriarcat ismaélien), celui par qui le désordre arrive (naufrage, comportement choquant, meurtre), celui qui par son action (et celle des Quarante) maintient pourtant l'ordonnance secrète du monde. Sur l'échiquier cosmique quelle pièce serait-il ? Le Cavalier bien sûr, avec son avancée fantasque, partant d'abord tout droit pour atterrir d'oblique, là où on ne l'attend pas et se permettant même de sauter par-dessus la tête des rois.

La figure de Khidr est naturellement bien plus immense et variée que ce bref aperçu. Il faudrait mentionner le Khwadja Khadir indien et son poisson, parler de la fête de Hizr en Turquie, de René Guénon qui avait ce sujet à coeur, enfin pour les anglophones un site entier lui est consacré où l'on détaille à peu près tous les aspects attributs et vêtements du Verdoyant.

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