dimanche, juin 26, 2005

"Je préfère les cordes de l'invisible."


Sortie du film en septembre, les textes et les images du livret (dont l'interview est extraite) seront je suppose bientôt disponibles sur memento.film

ENTRETIEN


Quelle est la genèse du film ?
Quand Saddam Hussein est tombé, j'étais en Arménie, sur le tournage de Vodka Lemon. Et je n'avais qu'une envie : être là-bas, avec eux. Aussitôt rentré en France, j'ai décidé de partir pour l'Irak et de retourner au Kurdistan. J'en ai parlé autour de moi. Tout le monde trouvait le projet très séduisant. Alors j'y suis allé, sans attendre d'avoir rassemblé le financement. Je suis parti sans savoir si j'y passerai deux ou huit semaines. J'y suis resté quatre mois.

D'où est née l'histoire de cet homme qui part au front ?
A l'origine, c'est l'histoire de mon frère qui a déserté l'armée irakienne. Je suis donc parti de l'idée de ce soldat malgré lui et j'ai développé le scénario au fur et à mesure du tournage.

Quels ont été vos sentiments, en retrouvant le pays que vous aviez quitté il y a plus de vingt ans ?
Je suis passé par un mélange d'émotions assez violentes. Pendant cinq minutes, j'ai pleuré de joie de voir les Kurdes libres. Les cinq minutes suivantes, j'ai été exaspéré de constater à quel point ils refusaient d'accepter la fragilité de la situation. Mais dans les cinq minutes qui ont suivi, j'ai à nouveau été débordé par la joie de les voir tous heureux et libres.

Quels sont les obstacles que vous avez rencontrés ?
Le plus gros problème a été de se procurer une caméra et du négatif. Il n'y avait pas une caméra en état de marche dans tout le pays. Il faut savoir que, dans toute son histoire, l'Irak n'a pas produit plus de cinq films. Il a fallu se débrouiller. Et surtout faire vite. Personne ne pouvait prévoir comment la situation allait évoluer.

Réalisé dans ces conditions, Kilomètre zéro est pourtant très abouti, avec de nombreux décors...
C'est un road-movie. Alors oui, on a tourné dans de nombreux endroits, avec beaucoup de décors et de figurants... Les autorités du Kurdistan nous ont aidé. L'action se situe à la fin des années quatre-vingt, un peu avant la fin de la guerre contre l'Iran. Il s'agit d'un film d'époque, il fallait donc reconstituer tout un monde qui a disparu depuis. A mon arrivée, on ne trouvait déjà plus aucun uniforme de l'armée de Saddam. Même ses photographies étaient devenues introuvables... J'ai fui le pays à l'âge de dix-sept ans, les choses ont beaucoup changé depuis. Par exemple, l'hymne national n'est plus celui que j'ai connu enfant. C'est un technicien qui me l'a fait remarquer. Même chose pour le drapeau. L'Irak de Saddam a connu trois versions du même drapeau. Les bandes de couleur ont changé de sens, on lui a ajouté une étoile... Il a fallu le refaire, sans oublier la faute d'orthographe sur la calligraphie d'"Allah est le plus grand"... C'est Saddam lui-même qui l'a écrit avec son sang. Personne n'a jamais eu le courage de lui dire qu'il s'était trompé...

Pour vous qui avez dû fuir votre pays, n'était-il pas extrêmement douloureux de travailler avec ces images omniprésentes de Saddam ?
Mais je vis toujours avec lui ! Il était partout, sur les livres, sur les cahiers... Partout où l'on posait les yeux, on voyait sa photo, sur un cheval de race brandissantune épée, en uniforme militaire une Kalachnikov à la main, agenouillé sur un tapis de prière tourné vers la Mecque... On connaissait tous ses titres : "président commandant, chevalier de la nation arabe et son gardien de la porte orientale, vainqueur des sionistes, fierté du Tigre et de l'Euphrate..."

Où avez-vous trouvé cette statue de Saddam ?
Je l'ai fait faire... Tous les sculpteurs kurdes ont refusé. Il a fallu aller convaincre un sculpteur arabe. On a mis quinze jours pour en trouver un qui accepte. Pour des raisons de sécurité évidentes, il était impensable de faire traverser tout le pays à une statue géante de Saddam, nous avons donc décidé de déplacer l'atelier du sculpteur. Il s'est installé au Kurdistan, dans une maison et travaillait dans le jardin. Quand la statue a commencé à prendre sa dimension réelle, sa tête a dépassé du mur et la sécurité a immédiatement débarqué. "Notre Saddam" a été confisqué et le sculpteur mis en prison. Il a fallu que j'aille m'expliquer avec les autorités pour le faire sortir.

Dans les situations les plus insupportables, sous le feu dans les tranchées, vous parvenez à faire rire. Comme si vous teintiez les épreuves les plus tragiques d'humour et de légèreté...
Je parle de choses très sérieuses, très graves, tout en cherchant à les rendre dans leur simplicité. Je n'ai pas voulu faire du spectaculaire avec les scènes de guerre. Je ne joue pas sur le sensationnel, ni sur les cordes sensibles. Je préfère les cordes de l'invisible.
Quant à l'humour, j'ai peut-être hérité de celui de mon grand-père. Il disait : "Notre passé est triste, notre présent est tragique, mais heureusement nous n'avons pas d'avenir." Dans les moments les plus tragiques, nous trouvons toujours un détail burlesque, une situation absurde. Les Kurdes, comme tous les peuples qui ont beaucoup souffert, ont appris à les voir. C'est aussi cet humour qui nous aide à survivre.

Kilomètre zéro est un film sur la dictature et la guerre, traversé par la violence la plus crue et la plus arbitraire. Pourquoi ce choix de ne pas montrer en face toute l'horreur des crimes ?
C'est probablement une question de pudeur. Ce que je filme, ce que je dis, n'est rien comparé à la rage que je porte en moi. Un jour peut-être je parviendrai à l'exprimer.
Dans Kilomètre zéro, j'ai voulu avant tout recréer une atmosphère. Faire respirer le parfum de la dictature. Il m'aurait été probablement plus facile de raconter une histoire simple, réaliste, concrète. Chaque Kurde a des dizaines d'histoires en lui, à raconter.

Comment définir les relations entre les deux hommes, le soldat kurde, soldat malgré lui, et son chauffeur arabe ?
Ils sont comme deux bombes à retardement. On ignore quand elles vont exploser. Dans cinq minutes, cinq heures ou cinq ans... Mais une chose est sûre, c'est qu'elles vont exploser.
Sans que l'on nous ait demandé notre avis, nous avons été annexés à l'Irak et soumis à la majorité qui ne cesse de nous refuser ce qu'elle réclame pour elle. J'ai beau parler leur langue, je ne connais pas les Arabes. Je ne connais d'eux que la police politique et l'armée.

Diriez-vous que ce film est, plus que les autres, un film politique ?
Non, ce n'est pas un film politique... Même si je suis un individu très politique. Je suis l'actualité avec enthousiasme. J'ai besoin d'être informé en permanence. Mais je ne suis pas un cinéaste militant. Je suis un être de passage sur cette terre quir egarde et qui raconte des histoires. Dans un sens je fais du cinéma parce que je n'ai pas le pouvoir de changer le monde.
Avant tout, j'adore la vie. Par amour de la vie, je voudrais que les Kurdes soient libres, que ma soeur soit libre, que mon frère soit libre. Alors, je serai heureux.

Que signifie le titre Kilomètre zéro ?
Kilomètre zéro dit que nous en sommes toujours au même point : l'Irak a été inventé il y a quatre-vingts ans, et depuis le pays n'a pas fait un seul pas en avant. ça peut être une raison de désespérer. Ou d'espérer, si l'on préfère. Quand on part de zéro, on ne peut qu'avancer.

Kilomètre zéro se termine sur une note d'espoir.
Disons qu'il s'interrompt sur un moment d'espoir. Je ne pense pas que le film finisse réellement. Nous ne savons pas ce que l'avenir nous réserve. Le régime de Saddam est tombé, et c'est immense. Mais rien ne nous assure que les choses vont s'arranger. Disons que dans l'intervalle, pendant un instant, nous aurons eu le temps de respirer...

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